série théorie critique
STRUCTURALISME GENETIQUE ET LITTERATURE
LUCIEN GOLDMANN, CRITIQUE ET SOCIOLOGUE
Patrice Deramaix
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introduction
P. De Man (1) relève que "dans l'étude littéraire, la question du moi surgit sous forme d'un réseau complexe et déroutant entre une pluralité de sujets possibles". Acte de jugement se situant dans la conscience du lecteur, la critique fonde sa légitimité sur l'intersubjectivité qui s'établit entre le lecteur et l'auteur, cherchant à faire lire, à aider à mieux lire. La critique établit des rapports pluriels entre le moi critique (celui du lecteur) et le moi créateur (celui de l'auteur) : "il régit les rapports intentionnels qui s'établissent dans l'oeuvre entre le sujet constituant et l'oeuvre constituée ; il peut être cherché ... dans le rapport que le sujet entretient, par l'entremise de l'oeuvre, avec soi-même. ". Nous avons, comme dit P. de Man, "le moi qui juge, le moi qui lit, le moi qui écrit et le moi qui se lit " et la question qui se pose à tout critique est "d'établir le plan sur lequel ces différents sujets se rencontrent et se confondent pour constituer l'unité de la conscience esthétique".
Ce qui est à la base de bien de difficultés qui concernent essentiellement l'élucidation des rapports entre l'auteur et l'oeuvre. La critique formaliste tend à considérer l'oeuvre comme une monade, centrant l'attention sur le texte, rien que le texte. En cela elle s'attache à en décortiquer les ressorts et la structure, cherchant à en dévoiler les lois immanentes. Si de telles pratiques (formaliste russe, structuraliste, de la "New Criticism", approche sémantique, narratologique, poiétique...) permettent effectivement d'établir les structures formelles d'un matériau donné et d'en révéler les richesses , elles n'en expliquent pas la genèse. Nous pourrions tenter d'élucider l'oeuvre à travers l'existence de son auteur et à la limite considérer l'oeuvre comme le lieu de développement du moi de l'auteur. C'est - selon P.de Man - l'attitude prise par Binswanger, à propos de Ibsen dont "l'entreprise littéraire ne se distingue en rien de cette entreprise de développement de soi " ... "c'est dans l'oeuvre et sans doute par l'oeuvre que cet épanouissement du moi a lieu" (2). C'est là un renversement catégorique de toute élucidation positive. L'oeuvre n'est pas l'expression d'un sujet concret : ce dernier qui émerge au contraire de l'acte littéraire qui est le lieu d'une expérience existentielle fondatrice. Le moi de l'auteur s'élucide à travers l'oeuvre.
La psychocritique explique l'oeuvre par un corpus de références biographiques. Certes, elle ne s'attache pas aux faits matériels (contexteculturel, géographique, social) comme la critique tainienne ou lansonnienne mais bien aux traces événementielles qui subsistent dans le subconscient de l'auteur et se retrouveraient dans l'oeuvre qu'une herméneutique permettrait dès lors de décrypter. Ces voies diverses qui ont toutes en commun cette volonté d'élucidation de l'oeuvre (excluant par là une pure critique d'identification qui n'aboutit trop souvent qu'à un commentaire subjectif) n'abordent cependant le rapport avec l'oeuvre que sous l'angle interpersonnel. Le moi du lecteur semble être une monade isolée de tout référent culturel et celui de l'auteur ne s'enracine que dans un devenir individuel détaché de tout contexte historique. L'oeuvre, quant à elle, devient une monade que, certes, l'étude intertextuelle rattache à d'autres monades, sans pour autant élucider le processus concret d'élaboration du texte.
L'intervention de la sociologie de la littérature apparaît indispensable si l'on veut comprendre réellement une oeuvre et dépasser le stade du simple commentaire esthétique, philosophique, éthique ou purement littéraire à fonction normative tout en évitant la subjectivité qui, dans le pire des cas, ferait de l'étude littéraire une pure fiction, un alibi de l'expression du moi du critique, ou au mieux, une production idéologique (déterminée par des instances étrangères à la réalité de l'oeuvre étudiée). La sociologie de la littérature souffre d'un handicap : c'est le précédent positiviste incarné essentiellement par Taine, à qui manquait la rigueur de Lanson et contre lequel se dressèrent les courants intuitionnistes de la critique littéraire. Or si le dogmatisme de Taine a pu justement susciter les critiques, il n'empêche que sa démarche a fortement contribué à sortir la critique littéraire du dilettantisme et de l'impressionnisme. Soucieux de scientificité, Taine n'en est pas moins imprégné de romantisme. L'influence de Hegel l'écarte du rationalisme cartésien, il voit en la science non pas l'occasion d'une spéculation purement abstraite relevant d'un formalisme logique, mais la possibilité d'une appréhension synthétique du réel. Pour lui, les contradictions inhérentes à la vie et à la pensée se résolvent dans une synthèse supérieure qui les surmonte et les projettent dans l'avenir.
Ainsi le tout organique est plus que la simple résultante d'une combinaison d'éléments, il préexiste aux diverses parties que l'analyse révèle. Cette conscience de la totalité fondera sa préoccupation centrale dans le domaine littéraire et esthétique : il lui faut relier l'oeuvre à son contexte. Et ce contexte, ce sera essentiellement le milieu (géographique, social), la race (biologique, anthropologique) et le moment (historique). Certes son déterminisme reste mécanique et datera rapidement, mais il cherche à déceler "les dépendances mutuelles" qui régissent la création littéraire, intégrant l'oeuvre dans une totalité plus vaste qui est le contexte socio-historique.
La sociologie actuelle de la littérature considère l'oeuvre comme un produit qui sera remis dans le contexte social et historique en amont et en aval.
En amont nous trouvons en l'auteur un homme dont l'existence est déterminée par des conditions historiques précises, concrètes, dont le critique devra rendre compte. L'oeuvre, sa production est un fait social qui résulte des conditions matérielles, sociales et institutionnelles de l'écriture.
En aval, nous pourrions aborder la question de la réception de l'oeuvre, durôle que jouent les critiques littéraires dans la constitution des "Belles Lettres", reçue comme telle par le lectorat cultivé.
Nous pourrions considérer aussi le fait littéraire dans sa dimension économique : si le livre est vecteur de culture (signifiant) il est aussi marchandise et bien symbolique. On peut à cet égard se référer aux travaux de Bourdieu.(3) La lecture est - elle aussi - un acte socialement déterminé : non seulement sa pratique est définie en grande partie par les processus de différenciation culturelle et sociale autant que par les conditions purement matérielles de la distribution mais elle n'est, en elle-même, pas neutre : le lecteur restructure le livre en fonction de la perception qu'il en a (4) et cette perception est conditionnée par son insertion socio-culturelle.
De l'écriture à la lecture nous nous trouvons face à un réseau extraordinairement complexe de déterminations diverses que le critique devra élucider s'il veut comprendre toute la portée du texte qu'il étudie. Une des tâches centrales de la sociologie de la littérature est l'explication de l'oeuvre par sa mise en situation sociologique : quels sont les déterminants sociologiques du discours, du contenu explicite ou implicite de l'oeuvre qu'une analyse structurale pourrait mettre en évidence? Une approche psychologiste tentera de relier l'oeuvre au devenir individuel de son auteur tandis qu'un historicisme mécaniste cherchera à l'expliquer par les événements concrets dont on pourrait déceler les traces dans le texte. Or le texte littéraire est bien plus qu'un simple reflet ou un dépositaire des pulsions inconscientes de l'auteur: il est création, mise en ordre et structuration d'un univers propre, une représentation du monde. Représentation dont la nature et le contenu sont socialement déterminés.
C'est cette fonction de la littérature que nous analyserons en nous basant essentiellement sur l'oeuvre de L. Goldmann. Notre propos restera limité. Il consistera à dégager des travaux de Goldmann quelques notions et concepts essentiels qui permettrait de fonder une méthode d'analyse littéraire. Ayant mis en évidence quelques moments forts de la critique goldmannienne, nous essayerons de la situer dans le champ de la critique littéraire actuelle et plus particulièrement par rapport aux autres courants de la critique marxiste.
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notes
1) Ludwig Binswanger et le problème du moi poétique, par Paul de Man, in Les chemins actuels de la critique : [actes du colloque de Cerisy-la-Salle de 1966]. Paris: U.G.E., 1973. Collection 10/18. pp.63 et sq.
2) idem p. 67.
3) cfr P.Bourdieu, "la distinction". Paris : Editions de Minuit et "le marché des biens symboliques" , in L'Année Sociologique,22 (1971) pp 49-126.
4) H. Eco, "Lector in fabula". Paris : Librairie Générale Française, 1979.
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STRUCTURALISME GENETIQUE ET LITTERATURE
LUCIEN GOLDMANN, CRITIQUE ET SOCIOLOGUE
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2. DE QUELQUES CONCEPTS FONDEMENTAUX DU STRUCTURALISME GENETIQUE.
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2.1. le sujet de la création littéraire.
Goldmann expose, dans "pour une sociologie du roman", pp.338 et dans le chapitre "problèmes de méthode" de ses "Recherches dialectiques", (Paris: Gallimard, 1980) les principes fondamentaux du structuralisme génétique appliqué à l'analyse littéraire. Il part de l'hypothèse que "tout comportement humain est un essai de donner une réponse significative à une situation particulière" et tend par cela même à créer un équilibre entre le sujet de l'action et le milieu. Mais cet équilibre est dynamique, c'est une destructuration constante, suivie d'une restructuration, de "totalités nouvelles aptes à créer des équilibres qui sauraient satisfaire aux nouvelles exigences des groupes sociaux qui les élaborent." Ce qui aboutit à la genèse de structures sociales dont certaines se retrouvent, dans un rapport d'homologie, dans la structure interne des grandes oeuvres culturelles.
L'existence d'une cohérence interne peut être décelée dans les phénomènes sociaux et culturels et plus particulièrement dans les oeuvres, littéraires ou autres, significatives. Un ensemble de relations nécessaires se dessine entre les éléments qui les constituent ainsi qu'entre le contenu et la forme. Cette cohérence interne manifeste un ensemble d'attitudes globales de l'homme face au monde et à la vie, de visions du monde qui résultent de la situation concrète des hommes dans les rapports sociaux qui varient au cours de l'Histoire. Il convient dès lors de replacer sans cesse les manifestations culturelles, artistiques, scientifiques et philosophiques, de ces représentations du monde dans leur contexte socio-historique. Il ne s'agit pas d'une détermination univoque - l'analyse dialectique se réduirait à un positivisme mécaniste - mais d'une interaction constante entre les structures sociales (concrètement: la manière dont les hommes s'organisent entre eux pour assurer la reproduction de leur vie matérielle et sociale) et le contenu des représentations du monde que les hommes - insérés et déterminés socialement produisent. Ainsi la cohérence structurale des oeuvres est une "virtualité dynamique" à l'intérieur des groupes sociaux, "une structure significative vers laquelle tendent la pensée, l'affectivité et le comportement des individus". (Goldmann, Recherches dialectiques p.108).
L'oeuvre est donc la résultante d'un rapport structurel entre l'auteur,le fond historique d'où il émerge et le public auquel il s'adresse. Plus que le simple produit d'une psychologie individuelle, elle doit être considérée comme la cristallisation cohérente d'une représentation du monde propre à un groupe social. Le propre de l'acte littéraire est de synthétiser, d'une manière concrète et sensible, (non conceptuelle dira Goldmann),cette représentation du monde. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un "reflet" mécanique des structures économiques, la représentation restructure subjectivement le réel mais cette subjectivité est avant tout sociale.
Un des points importants qu'il faut garder à l'esprit lorsque Goldmann aborde la question de la création littéraire sous l'angle du groupe social, c'est que pour lui, le véritable sujet de la création culturelle n'est pas l'individu. En effet, la genèse du sujet historique doit être cherchée dans les rapports qui lient l'individu à la collectivité. Le sujet collectif qui permet l'oeuvre littéraire n'est pas une totalité transcendante, c'est l'ensemble des relations intersubjectives structurées qui le constituent et le fondent. Ainsi Goldmann rejette à la fois la dissolution romantique de l'individu dans une collectivité considérée comme seul sujet de l'histoire que l'individualisme propre, selon lui, au positivisme rationaliste.
Le matériau littéraire doit être considéré comme un élément dont la compréhension n'est effective qu'à travers son intégration dans un ensemble plus vaste, structurel, d'ordre social et psychologique. Ces structures ne sont pas invariables, leur état présent ne peut être compris que comme l'aboutissement d'une genèse au cours duquel le sujet "déjà structuré par son devenir antérieur"(1), tente de modifier les structures anciennes en réponse à des problèmes nouveaux. Si la psychogenèse individuelle peut être considérée comme une suite d'adaptations à des pulsions libidinales contradictoires avec les contingences matérielles de la vie (le principe de réalité), la structuration sociale répond à des besoins collectifs d'appropriation et de maîtrise des ressources naturelles. Elle est rendue possible par le développement des fonctions symboliques et plus particulièrement, du langage.
C'est ce développement de l'intersubjectivité, dont l'espace conceptuel devient en quelque sorte indépendante de toute individu isolé, qui est à l'origine de la constitution du sujet social. Ce dernier est producteur de représentations du monde qui deviennent, au cours des innombrables échanges interindividuels, communes à un groupe social particulier où les individus partagent des expériences existentielles semblables. A la place du je et il (relation sujet-objet), du je et tu (relation sujet-sujet) survient le nous, émergence d'un sujet collectif à la faveur d'une relation commune avec un réel partagé.
En ce qui concerne la création littéraire, Goldmann considère que l'essentiel de l'oeuvre réside dans cette représentation collective d'un groupe social : l'oeuvre veut dire, ne fut-ce que implicitement "nous pensons, nous ressentons, nous saisissons le monde de telle manière". Et cette vision du monde s'exprime de manière cohérente et aboutie comme "maximum de conscience possible d'un groupe social" dans les oeuvres littéraires (et philosophiques) significatives. Ce qui permet à Goldmann de mettre en évidence les homologies structurales, similitude de vision du monde, entre des oeuvres diverses et parfois apparemment opposées. C'est qu'elles sont représentatives des préoccupations d'un même groupe social. Reste cependant à définir la spécificité de telle oeuvre, de tel écrivain. Pour Goldmann, elle est accidentelle. La psychanalyse n'a aucune valeur explicative en ce qui concerne l'oeuvre. Du texte, nulle herméneutique ne permet de dévoiler un non-dit et en ce qui concerne les rapports de l'auteur à l'oeuvre, la psychologie permet seulement d'élucider la genèse de l'écrivain ; d'expliquer au biographe pourquoi tel individu ressent le besoin d'écrire, sans pour autant permettre une élucidation de l'oeuvre elle-même, en raison même de la complexité du psychisme humain qui reste, en dépit des herméneutiques d'inspiration freudienne, impénétrable par le biais de la critique littéraire.
Le rejet de la psychologie n'est pourtant pas absolu: Goldmann affirme que c'est en raison de l'insuffisance des connaissances psychologiques qu'il est nécessaire de situer la critique littéraire "sur les deux plans de l'analyse immanente de l'oeuvre et de l'insertion de celle-ci dans les structures historiques et sociologiques dont elle fait partie". (Recherches dialectiques, p.116) La biographie et la psychologie font partie d'une "structure intermédiaire" qu'on ne "saurait en aucun cas éliminer d'avance", mais "ne peut constituer pour l'instant qu'un instrument secondaire de recherche à employer avec beaucoup de méfiance et de maximum d'esprit critique".(op. cit.)
Il rejette toutefois toute tentative d'établir une typologie des visions du monde sur des bases psychologiques. On peut prendre un exemple d'un tel rejet dans l'interprétation du théâtre de Genêt. Pour Goldmann la thématique homosexuelle dans "Haute Surveillance" ne s'explique pas par l'homosexualité de Genet, elle résulte d'une nécessité interne à l'oeuvre qui doit mettre en scène des personnages en révolte. Elle joue, dans l'oeuvre littéraire, un rôle précis, déterminé en fonction des objectifs idéologiques de l'auteur, qui est d'empêcher toute identification entre les valeurs exprimées dans l'oeuvre et les valeurs dominantes de la société bourgeoise. L'homosexualité marginalise les acteurs sociaux représentés : les valeurs qui sont exprimées restent subverties et deviennent par là subversives.
Néanmoins, on peut se demander comment Goldmann conçoit la constitution de cet individu qu'est l'écrivain aux prises avec les contradictions sociales. La problématique si présente chez un Poulet, ou un P. de Man, de la genèse de l'être dans l'acte d'écriture lui est étrangère. Il s'écarte aussi de la méthode régressive-progressive chère à Sartre. Ce qui importe, pour Goldmann, c'est de déceler les homologies entre l'oeuvre et les structures relationnelles qui cristallisent les rapports sociaux. Elles ne peuvent être recherchées dans la biographie de l'auteur car les rapports entre l'ouvrage et l'auteur sont accidentels. Il est vrai que l'individu peut être considéré comme la totalisation d'un ensemble structuré de rapports sociaux, tout un moment historique s'y retrouve ainsi, la tâche du biographe sera moins de déceler ce qui est particulier dans la genèse de la personne que d'y révéler l'universel. C'est à dire ce qui est - en lui - le produit de l'histoire. Mais c'est une entreprise démesurée, qui fut tentée par J.P. Sartre (2), à laquelle Goldmann s'est refusé, préférant centrer son attention sur les rapports structurels internes au texte mis en rapport, non pas avec la constitution du sujet inséré dans l'Histoire, mais avec un contexte socioculturel défini par les oeuvres significatives à structures homologues et l'horizon historique d'où elles émergent.
La complexité des individus se réduit, lorsque nous passons de l'étude de l'individu à celui des groupes sociaux, à un certain nombre de composantes communes, les variations individuelles s'annulant, on se retrouve "devant une structure beaucoup plus simple et cohérente". Dans cette perspective , le créateur devient un intermédiaire entre le groupe social, qui devient, en dernière instance, le "véritable sujet de la création" et l'oeuvre. Le structuralisme génétique diffère totalement de la sociologique du contenu qui ne voit dans l'oeuvre qu'un simple reflet de la conscience collective.
"Sur ce point [sur les relations entre les contenus des oeuvres et ceux de la conscience collective] le structuralisme génétique a représenté un changement total d'orientation, son hypothèse fondamentale étant précisément que le caractère collectif de la création littéraire provient du fait que les structures de l'univers de l'oeuvre sont homologues aux structures mentales de certains groupes sociaux ou en relation intelligible avec elles, alors que sur le plan des contenus, c'est-à-dire de la création d'univers imaginaires régis par ces structures, l'écrivain a une liberté totale." ("Pour une sociologie du roman"/ Goldmann, p.345 )
Il en résulte que la tâche première du sociologue de la littérature sera, plutôt que de se livrer à une simple critique textuelle de l'oeuvre, de délimiter le groupe social susceptible de produire la représentation du monde qui en est la source. Goldmann est très clair sur ce point:
"la nature même des grandes oeuvres culturelles indique quelles doivent être leurs caractéristiques [des groupes sociaux]. Ces oeuvres représentent en effet ... l'expression de visions du monde, c'est-à-dire des tranches de réalité imaginaire ou conceptuelles, structurées de telle manière que, sans qu'il soit besoin de complèter essentiellement leur structure, on puisse les développer en univers globaux" (Goldmann, op cit. p.348 )
2.2. conscience maximale possible et choix du matériau littéraire.
C'est dire "que cette structuration ne saurait être rattachée qu'aux groupes dont la conscience tend vers une vision globale de l'homme". Seules les classes sociales semblent pouvoir élaborer une telle vision du monde, cependant, il n'est pas exclu que hors du capitalisme industriel, dans les sociétés non européennes, dans l'antiquité, d'autres groupes sociaux, qui ne revêtent pas le caractère de classe, puissent élaborer une conception du monde qui leur est propre. Cependant, Goldmann montre que les grandes oeuvres sont reliées à des groupes "orientés vers une restructuration globale de la société ou vers sa conservation", ce qui élimine tout essai de les relier à d'autres structures sociales. Goldmann rejette radicalement ainsi l'idée d'une littérature nationale ou régionale. L'identité nationale, même si elle est un instituant social, ne peut expliquer que "certains éléments périphériques de l'oeuvre" mais non sa structure centrale. Ce n'est pas la "francité", l'appartenance à la société française du 17me siècle, qui peut expliquer l'oeuvre de Pascal, Racine, Corneille ou de Descartes et Gassendi. Ces oeuvres expriment des visions du monde contradictoires, voire opposées, même si l'appartenance nationale explique néanmoins certains éléments formels.
Pour saisir cette notion, importante pour délimiter correctement le matériau littéraire et conceptuel qui fait l'objet de la critique littéraire, nous pourrions nous référer au concept de "conscience maximale possible", tel que Goldmann l'a défini (3). Pour cela nous devrons examiner comment il conçoit la notion de conscience, en général, individuelle puis sociale. Ensuite nous verrons la distinction entre conscience réelle et conscience possible.
Tout fait de conscience suppose l'existence d'un sujet connaissant, qui n'est en rien isolé du monde: le fait de conscience est toujours intentionnel: il suppose l'objet mis en rapport dialectique avec le sujet. Le sujet connaissant n'est pas une monade. Il est le produit d'un ensemble d'interactions définies socialement. Il est un produit social que l'on ne peut cependant assimiler à une simple totalisation des individus. Le sujet individuel établit avec le groupe des rapports complexes faits de détermination, d'influence, de causalités qui ne sont pas univoques : le sujet agit tout autant sur le fait social qu'il est le produit d'une histoire collective. Quoi qu'il en soit "lorsque l'objet de la connaissance est soit l'individu lui-même, soit n'importe quel fait historique et social (4), sujet et objet coincident en tout ou en partie et la conscience acquiert un caractère plus ou moins réflexif" (op. cit. p. 122) Même si l'objet appartient à la nature, la conscience ne saurait être un simple reflet, elle reste "structurellement liée au comportement et à l'expression d'une relation dynamique entre le sujet et l'objet".
Le premier problème qui se pose est celui de l'adéquation de la conscience à l'objet. Il importe de garder à l'esprit que le monde n'est pas le produit de la conscience, il nous est donné à priori de tout processus cognitif comme une réalité en soi, dont la conscience nous donne une image.
Si nous considérons la genèse de la conscience chez l'homme, on peut établir un lien entre la formation de cette conscience et le travail. Ce dernier est une appropriation finalisée de la nature, ce qui entraîne la nécessité de désigner les êtres et les choses, de les nommer et de traduire en parole les relations entre les choses. La langage apparaît, de plus en plus complexe et structuré, de plus en plus abstrait : un champ d'intersubjectivité surgit des consciences individuelles qui font place à une conscience collective.
Goldmann résume ses conclusions comme suit:
"1. Tout fait social implique des faits de conscience sans la compréhension desquels il ne saurait être étudié de manière opératoire.
2. Le principal trait structurel de ces faits de conscience est leur degré d'adéquation et son corollaire leur degré d'inadéquation à la réalité.
3. La connaissance compréhensive et explicative de ces faits de conscience [...] ne saurait être établie que par leur insertion dans des totalités sociales relatives plus vastes, insertion qui seule permettra de comprendre leur signification et leur nécessité." (5)
Cette question devient centrale en sociologie où précisément l'objet de l'étude est un champ spécifique de la conscience qu'il faut rapporter à la totalité du réel. La question se pose de l'adéquation du champ étudié à ce cadre global: ainsi le fait littéraire -tel oeuvre - ne peut être réellement comprise qu'en le rapportant dans le cadre plus global de la production culturelle, de la conscience sociale en général.
C'est ainsi que dans l'approche d'un courant de pensée : celle-ci ne doit pas être étudiée seulement en soi, mais en élucidant le véridique et l'illusoire de cette idéologie et en expliquant la causalité sociale de son émergence: pourquoi tel groupe social produit/adopte tel courant de pensée et cette explication doit être recherchée dans le mode socialisé d'appropriation et de distribution des ressources naturelles et des produits du travail humain.
On peut établir une distinction entre "conscience réelle" et "conscience possible". La distance entre les deux résulte du caractère structurant de la conscience du sujet. Le récepteur des informations restructure ces dernières en fonction de sa situation existentielle. Lorsque celle-ci est aliénée la réception de ces informations reste partielle. La conscience de classe à la portée du groupe social dominé reste partielle, imparfaite.
Le message ne "passe pas"
- soit par manque d'information préalable.
- soit en raison de la structure psychique de l'individu, des blocages mentaux qui découlent d'expériences et de sentiments refoulés: la psychanalyse est opérante pour élucider ce point.
- soit parce que la structure de la conscience réelle d'un groupe social particulier résiste au changement apporté par les informations. Ce sont des phénomènes de conservatisme idéologique ou social qui se situent encore à la périphérie du problème de la conscience possible: en effet la réception du message nouveau reste possible sans provoquer une destructuration du groupe social en tant que groupe social. - Les limites de la conscience possible se situent là où le groupe social, pour recevoir l'information et l'intégrer dans le champ de sa conscience, doit "disparaître ou se transformer", au point de perdre ses caractéristiques essentielles.
Se pose dès lors la question des "relations entre conscience possible et la conscience réelle d'un groupe". La conscience réelle, effective, d'un groupe est un ensemble de représentations du réel dont seule une partie est étroitement liée à la nature même du groupe : la disparition de ces représentations marquerait la disparition du groupe lui-même comme réalité sociale. Or un groupe social, s'il veut survivre en tant que tel, ne peut accéder à un niveau de conscience tel qu'il serait amené à remettre en question son identité. Pour prendre un exemple sociologique : quelle peut être l'influence de l'exode rural, de l'urbanisation et de l'intégration dans le prolétariat industriel , sur la conscience sociale des paysans urbanisés? Subsiste-t-elle? Dans quelle mesure la conscience d'être un ancien paysan, de sortir du milieu rural, avec toutes ses traditions, peut-elle être un obstacle à l'émergence , dans cette population spécifique, d'une conscience ouvrière? Nous avons là une conscience réelle et une conscience possible qui est le "maximum d'adéquation auquel pourrait parvenir le groupe sans pour cela changer de nature". La conscience réelle peut englober des aspirations au changement social, (quête d'un nouveau statut social) mais ces aspirations restent dans le cadre d'une conscience possible , dans le contexte sociologique concret - c'est à dire dans le cadre du vécu existentiel des individus qui constituent le groupe. Si les conditions concrets changent effectivement : la prolétarisation des paysans par exemple, la conscience possible peut être modifiée. Les aspirations changent.
Tout problème lié à la conscience réelle, tel celui de l'élaboration d'une stratégie politique , doit être relié à la conscience possible du groupe social sur lequel on entend agir. Ce qui rend nécessaire l'établissement d'une typologie des consciences possibles fondée sur leur contenu au moment historique où celui-ci atteint son maximum d'adéquation ainsi que des divers modes d'inadéquation : distorsions secondaires, fausse conscience, mauvaise foi.
Pour saisir l'importance de ce concept dans la méthode critique de Goldmann, il convient de garder à l'esprit que sa démarche vise à établir une sociologie de la création littéraire, ce qui veut dire que l'oeuvre n'est jamais abordée en soi mais en fonction de ses rapports avec la conscience possible des groupes sociaux qui produisent la culture. C'est la connaissance de ces groupes sociaux qui est visé dans l'oeuvre de Goldmann. La critique de la production culturelle reste pourtant centrale, en raison du caractère particulier de l'activité artistique (et philosophique) : elle est expression du maximum de la conscience possible.
Si les informations relatives à la connaissance-maîtrise de la nature ne rencontrent pas, ou peu, les limites de la conscience possible. La sociologie, si elle veut "dégager des structures sociales essentielles" doit "construire dans chaque cas le concept de maximum de conscience possible". Cette règle découle de l'hypothèse que les actes humains tendent vers une homéostasie sociale où les faits nous sont donnés sous la forme d'un amas de données partielles qu'il n'est pas toujours possible de structurer. L'objet étudié doit donc être redéfini, "redécoupé", c'est à dire que le chercher doit retracer de nouvelles limites qui redéfinissent le champ de son investigation. L'objet social est en fait une structuration à priori des phénomènes perçus. D'où l'importance, dans la recherche sociologique d'un questionnement préalable de la méthode utilisée et du champ de l'investigation.
Le fait social étudié doit être saisi en compréhension et en explication. La compréhension est la description des structures significatives internes et de leurs liens. Mais tout objet est en relation avec un réseau de structures plus vastes : l'explication est l'élucidation de ces rapports. Ainsi l'oeuvre littéraire peut être critiquée, comprise, dans sa structure interne (l'agencement des différences parties de la narration, la critique stylistique, purement formelle...) mais la critique ne peut être élucidante que dans la mesure où l'oeuvre est mise en relation avec le contexte de sa production. Elle est clé de compréhension du contexte social tout comme ce contexte est explication de l'oeuvre. C'est dans un tel mouvement dialectique que la critique littéraire doit être accomplie.
Pour Goldmann,"les oeuvres philosophiques, littéraires et artistiques s'avèrent avoir une valeur particulière pour la sociologie parce qu'elles s'approchent du maximum de conscience possible de ces groupes sociaux privilégiés dont la mentalité, la pensée, le comportement sont orientés vers une vision globale du monde". Ces oeuvres "correspondent à ce vers quoi tendent les groupes essentiels de la société, à ce maximum de prise de conscience qui leur est accessible, et inversément l'étude de ces oeuvres pour la même raison est un des moyens les plus efficaces...pour connaître la structure de conscience d'un groupe, la conscience d'un groupe et le maximum d'adéquation à la réalité auquel elle peut atteindre".(6)
Ce qui nous amène à définir les oeuvres significatives. En effet la production littéraire, au sens le plus large du terme, est énorme. Pourtant seule une minorité d'oeuvres émergent, résistent à l'usure du temps et méritent l'attention du critique littéraire. Goldmann paraît, en centrant son attention sur les "oeuvres valables", les "grandes oeuvres" , rester perméable à la fonction normative de la critique littéraire. Il n'en est rien dans la mesure où il ne s'agit pas de définir les "oeuvres valables" en fonction de critères esthétiques (du bon goût) dont la production relève , autant que l'oeuvre , du fait social. La validité de l'oeuvre réside dans sa cohérence interne, qui est atteinte lorsque l'auteur, par la spécificité de son génie, parvient à exprimer l'aboutissement logique d'une représentation du monde partielle. Il s'agit non pas d'exprimer la conscience réelle d'un groupe social, on tomberait dans la littérature "militante", mais sa conscience maximale possible en construisant un univers autonome dont la réalité réside dans la logique interne et qui fait de l'oeuvre une représentation des aspirations de ce groupe et sa conception du monde.
La sociologie de la littérature devra délimiter un double objet : d'une part les groupes sociaux susceptibles de fournir une représentation cohérente et globale du monde et d'autre part les oeuvres significatives. Cette délimitation se fondera sur une conceptualisation préalable (définition du tragique, de l'aliénation, de la réification...) et une mise en situation sociologique (délimitation des groupes sociaux) qui permettront d'élaborer les hypothèses de travail. Ici se pose un problème particulier : la signification et l'importance d'un auteur ne peut être dégagée qu'à partir des récurrences structurelles qui se retrouvent d'une oeuvre à l'autre. Il peut arriver que ces structures significatives ne se retrouvent pas dans la totalité des oeuvres. Goldmann cite l'exemple des deux oeuvres essentielles de Pascal : les Provinciales et les Pensées qui expriment des perspectives radicalement différentes. La vraisemblance de l'hypothèse de départ - celle de l'unité de l'oeuvre diminue ainsi considérablement. L'étude de la succession des oeuvres permet d'effectuer "des groupements provisoires d'écrits à partir desquels il s'agira de rechercher dans la vie intellectuelle, politique, sociale et économique, des groupements sociaux structurés, dans lesquels on pourra intégrer, en tant qu'éléments partiels, les oeuvres étudiées en établissant entre elles et l'ensemble des relations intelligibles et, dans les cas les plus favorables, des homologies". (Goldmann, Pour une sociologie du roman, p 352).
Le structuralisme génétique insère ainsi des groupes de données empiriques (nous partons toujours de telles données, il ne s'agit pas, en critique littéraire, de fonder l'étude sur la subjectivité du critique mais sur le texte, en cela Goldmann rejoint clairement la critique textuelle ) dans des structures plus vastes, mais de même nature. La mise en lumière d'une structure significative est un processus de compréhension, mais son insertion dans une structure plus vaste est, par rapport à elle, un processus d'explication.
Ainsi Goldmann donne l'exemple de la structure tragique des Pensées de Pascal dont il démontre l'homologie avec le tragique racinien. Etablir l'homologie entre Pascal et Racine relève ainsi de la compréhension. Mais ces deux auteurs ne peuvent s'expliquer que si on intègre leur oeuvre dans le cadre plus global de la production idéologique propre au jansénisme. Le jansénisme d'ailleurs, ne s'explique qu'en référence à la vision du monde de la noblesse de robe. A la compréhension, unissant dans un même champ structural deux oeuvres et deux penseurs, succède la phase explicative, insertion du tragique dans le cadre plus large du discours idéologique de la noblesse de robe. Ce groupe social s'insère lui-même dans la société française du 17me siècle traversée de contradictions qui lui sont propres. Ce sera la problématique de l'oeuvre principale de Goldmann, "le Dieu caché" que nous analyserons par la suite.
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notes
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(1) : cfr GOLDMANN L., Marxisme et Sciences humaines, Paris, Gallimard,1970. pp.94 et sq.
(2) in "L'idiot de famille", Gallimard, collect. Tel.
(3) : in La création culturelle dans la société moderne / Lucien Goldmann. Paris : Denoël : Gonthier, 1971. - pp.22-23. et, Marxisme et Sciences humaines / L. Goldmann. - pp 121 et sq.
(4) : C'est en tant que fait social que nous saisissons la littérature.
(5) : Marxisme et science humaine, p. 124.
(6) : Structure mentales et création culturelle, Paris:UGE.1974, p.167 sq. et La création culturelle..., pp...
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vers : sommaire --- chapitre suivant - chapitre précédent
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at home - textes - palimpsestes
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série théorie critique
STRUCTURALISME GENETIQUE ET LITTERATURE
LUCIEN GOLDMANN, CRITIQUE ET SOCIOLOGUE
Patrice Deramaix
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3. LE DIEU CACHE
3.1. la méthode
Considérée comme l'oeuvre essentielle de L. Goldmann, c'est dans cette vaste étude du tragique racinien et pascalien que se déploie toute sa méthode critique. Quelle en est l'idée centrale ? Goldmann l'expose dès l'introduction : "les faits humains constituent toujours des structures significatives globales, à caractère à la fois pratique, théorique et affectif et que ces structures ne peuvent être [...] expliquées et comprises que dans une perspective pratique fondée sur l'acceptation d'un certain ensemble de valeurs". (1)
La vision tragique, que l'on trouve dans l'oeuvre de Racine, est une telle structure significative. Elle apparaît au 17me siècle dans un ensemble de manifestations philosophiques, artistiques et littéraires telles que les "Pensées" de Pascal, le théâtre racinien et le jansénisme.
L'essentiel du "Dieu caché" consistera à montrer l'homologie structurale entre l'oeuvre de Pascal et la tragédie racinienne et à montrer qu'elle correspond à la vision du monde propre au jansénisme. Ce courant religieux d'ailleurs n'est pas considéré pour lui-même, c'est en tant qu'expression de la conscience possible d'une couche sociale particulière, la noblesse de robe, que le jansénisme est analysé. On ne discutera pas ici la pertinence, sur le plan de la recherche historique, des hypothèses de Goldmann. Plus simplement on se contentera d'aborder la méthode et comment il conçoit les rapports dialectiques entre l'oeuvre racinienne et son contexte social.
Pour Goldmann, la conceptualisation de la pensée précède l'étude empirique des faits. On peut voir dans cette démarche la marque de l'hégélianisme : l'élaboration du concept permet de "découper le réel". Il ne s'agit pas de refuser toute valeur à l'érudition, mais l'accumulation d'une connaissance empirique ne permet pas, en soi, la conceptualisation de la pensée. Or, celle-ci doit dégager des faits empiriques les lois qui permettent d'en comprendre la genèse et de leur donner un sens.
Pour l'historien, les "Pensées", "Andromaque", "Britannicus", "Bérénice" et "Phèdre" sont des matériaux qu'il faut bien sûr restituer dans leur intégralité et leur authenticité par la critique textuelle. Mais ces matériaux restent lettre morte si on ne dégage par leurs liens structurels avec les données historiques. Pour Goldmann, la méthode dialectique est seule pertinente. Il est à noter que Pascal est un initiateur en la matière. Goldmann le cite : "...donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties" (2). Cette opposition pascalienne au rationalisme cartésien permet-elle d'assimiler sa pensée à une dialectique matérialiste? Bien sûr que non, mais on décèle cependant en ce fragment l'ébauche, encore imprécise par son ampleur, d'une vision que l'on appelerait aujourd'hui systémique. En analyse littéraire, la méthode dialectique consistera à considérer l'oeuvre dans sa connexion avec le réel.
Mais la méthode goldmannienne ne peut s'assimiler à une critique positiviste. Cette dernière s'attache à expliquer l'oeuvre par les événéments (psychologiques ou biographiques) qui émaillent la vie de son auteur. Elle établit un déterminisme linéaire entre ces événements ou le contexte socio-culturel et le contenu de l'oeuvre. Or Goldmann insiste continuellement sur deux points : l'oeuvre ne peut être expliquée uniquement par des données psychologiques, et d'autre part, elle est un fait social, dont la production est socialement déterminée. Goldmann rappelle que l'oeuvre est production d'un sujet collectif et que son importance littéraire ou philosophique réside dans la cohérence entre celle-ci et le maximum de conscience possible du groupe social dont l'oeuvre considérée est l'expression. Goldmann écrit ailleurs (3): "...dès que nous étudions un nombre suffisamment grand d'individus appartenant à un seul et même groupe social, l'action des différents autres groupes sociaux auxquels appartient chacun d'entre eux et les élements psychologiques dus à cette appartenance s'annulent mutuellement, et nous nous trouvons devant une structure beaucoup plus simple et plus cohérente.
Dans cette perspective, les relations entre l'oeuvre vraiment importante et le groupe social qui - par l'intermédiaire du créateur - se trouve être en dernière instance, le véritable sujet de la création sont du même ordre que les relations entre les éléments de l'oeuvre et son ensemble". Pour sélectionner les matériaux pertinents, le critère essentiel sera celui de la cohérence interne et externe du texte. Bien sûr l'analyse exhaustive est souhaitable, mais elle ne pourrait être le fruit que d'un travail d'équipe. Faute de pouvoir procéder à une telle recherche, il faut distinguer l'essentiel de l'accessoire et le critère esthétique peut être pertinent du moins pour les oeuvres littéraires. Goldmann relève aussi les parentés entre des grandes oeuvres littéraires et des courants philosophiques. De telles homologies relient par exemple, Descartes et Corneille, Pascal et Racine, Hegel et Goethe et ne peuvent s'expliquer que si on lie ces productions à un contexte plus large en postulant l'existence d'une réalité transindividuelle : la conscience collective.
Ce qui, sur le plan de la méthode, entraine la conséquence suivante : au lieu de se demander dans quelle mesure Pascal est janséniste en mettant en évidence les analogies entre la pensée pascalienne et celle des jansénistes tels que Arnauld ou Nicole, il conviendrait d'étudier le jansénisme en l'établissant comme phénomène social et se demander ce que serait un jansénisme entièrement conséquent. Ce qui suppose une étape de conceptualisation et de schématisation (au sens kantien du terme) qui permettra de comprendre les écrits des jansénistes dans leur signification objective et de constater "que Pascal, Racine, et à la limite Barcos, sont sur le plan idéologique et littéraire les seuls jansénistes conséquents".(4) La méthode consistera à partir de données empiriques (textes et faits sociaux) pour construire une "vision conceptuelle et médiate pour revenir ensuite à la signification du texte dont on était parti." Les acquis du matérialisme dialectique permettront "l'intégration de la pensée des individus à l'ensemble de la vie sociale". (5)
3.2. le tragique comme vision du monde.
Dans l'économie du "Dieu caché" , l'analyse de la vision tragique constitue l'étape de l'établissement du schème conceptuel, de ce découpage de la réalité préalable à l'analyse textuelle.
Il s'agit pour lui de définir la vision tragique et cette démarche comprend trois phases : La première est la mise en évidence du caractère tragique des rapports entre l'homme et Dieu tels que Pascal et le jansénisme le conçoivent. A cette tragédie de l'effacement du Dieu correspond - et c'est la seconde étape - une vision tragique de l'homme et du monde. Elle se caractérise par une quête effrénée de l'absolu qui conduit à un refus de tout compromis.
Or dans la mesure où les circonstances réelles la vie interdisent une telle intransigeance, l'homme tragique (au sens où nous l'entendons) est conduit à adopter des stratégies de conciliation, de compromis, d'évitement du conflit entre l'existence de l'absolu et les contingences du siècle. Le sens tragique sera en troisième lieu mis en connection avec les événements politiques et surtout l'évolution des structures sociales sous Louis XIV. Elles se traduisent par des fluctuations d'attitude qui se retrouveront dans les avatars politico- religieuses du courant janséniste (on peut se référer aux attitudes diversifiées de Barcos, Arnauld ou de Nicole ), dans les divergences entre les "Provinciales" et les "Pensées", dans les tragédies raciniennes que Goldmann partage en quatre groupes, outre les pièces de jeunesse
• - trois tragédies jansénistes : exprimant la quête de l'absolu et le refus de la conciliation : Andromaque, Britannicus et Bérénice
• - un théâtre non tragique acceptant le compromis: Bajazet, Mithridate et Iphigénie.
• - un retour tragique avec Phèdre et les drames sacré du "triomphe intramondain" et de la présence de Dieu: Esther et Athalie.
Goldmann écrit dans "Recherches dialectiques" (6) , à propos de ses travaux sur le tragique racinien que "La première tâche consistait à nous demander s'il était possible de dégager à partir du contenu tragique des Pensées et du théâtre racinien un schème structurel de pensée clairement défini et commun au deux". Dans cette optique, le concept de "tragique" a un sens précis que Lukàcs a élaboré dans "L'âme et les formes". En décrivant la vision tragique au 17me et 18me siècle, Goldmann la situe en opposition au rationalisme et à l'empirisme. En parlant de ces courants philosophiques et de visions du monde, Goldmann est bien conscient qu'il traite de schématisations conceptuelles de la réalité historique. La succession des écoles philosophiques, corrélative à l'évolution des structures sociales et à l'émergence de nouvelles couches sociales, suit une ligne ascendante, un ordre progressif dont l'établissement, dans la recherche historique, répond à un critère bien défini en ces termes:
"le critère principal nous semble constitué par le fait qu'une position philosophique est capable de comprendre en même temps la cohérence, les élements valables et aussi les limites et les insuffisances d'une autre position, et d'intégrer ce qu'elle y trouve de positif à sa propre substance".
En l'occurrence Pascal - et Kant - intègrent les éléments positifs du rationalisme et de l'empirisme tout en étant pleinement conscients des limites de ces deux positions.
Goldmann recherche alors une position qui intégrerait et comprendrait, tout en les dépassant, la vision du monde tragique. Il lui faut, pour cela, "aller aux travaux des grands penseurs dialectiques, Hegel, Marx et Lukàcs."
Dans le cas de Pascal nous nous trouvons face à l'exigence d'absolu d'un homme réclamant des valeurs authentiques et univoques qui se heurte à un monde contradictoire qui impose à l'homme un choix impossible : soit vivre pleinement dans un monde d'où Dieu s'est éloigné et où la quête de l'absolu reste vaine soit se détacher complètement du monde, quitte à refuser tout compromis et dès lors à refuser de vivre. Car toute vie concrète suppose le compromis, la soumission à des contingences et des déterminations qui éloignent délibérément l'être humain de l'absolu, l'écrasant sous le poids d'une existence ontologiquement aliénée. Mais cet homme tragique reste grand dans la mesure de la conscience de cette aliénation et refuse "le compromis qui lui permettrait de vivre". Ainsi, pour Pascal, le silence de Dieu - c'est à dire l'éloignement réciproque de Dieu et de l'homme, ce que nous pourrions appeler l'effacement de l'être, une rupture primordiale exprimée dans le mythe de la chute originelle - l'amène à ne pouvoir postuler l'existence divine que sous la forme d'un pari, une incertitude fondamentale certes mais aussi un engagement total.
Ce schème de la pensée pascalienne correspond, selon Goldmann, à quatre au moins des tragédies de Racine : Andromaque, dont l'héroïne est placée entre les exigences contradictoires de sauver Astyanax tout en restant fidèle à Hector; Britannicus où Junie cherche à préserver la pureté de son amour tout en se compromettant avec Néron, afin de sauver Britannicus; Bérénice et Phèdre qui évoquent d'une part le choix impossible entre l'amour et le pouvoir et d'autre part une Phèdre déchirée entre l'exigence de pureté et son "amour ténébreux pour Hippolyte".
Pour mieux comprendre la position de Pascal, il importe de situer sa pensée dans le contexte philosophique de l'émergence du rationalisme qui s'affirmait contre la philosophie et la physique aristotélicienne et thomiste qui dominait l'enseignement dans la plupart des collèges à la mort de Pascal, et d'autre part contre une conception moniste et panthéiste de la nature. Ce mouvement des idées était corrélatif à l'émergence de la bourgeoisie, devenue économiquement dominante tandis que la noblesse perdait ses dernières fonctions utiles pour se transformer en noblesse de cour. Qu'apportent le rationalisme et le mécanisme (en science) à la bourgeoisie naissante? "Tout d'abord la supression de deux concepts étroitement liés, ceux de communauté et d'univers clos, qu'il remplacera par deux autres : l'individu raisonnable et l'espace infini." Substitution qui représente une double conquête : "l'affirmation de la liberté individuelle et de la justice sur le plan social et la création de la physique mécaniste sur le plan de la pensée".(7) Une telle évolution débouche naturellement sur la primauté de la raison sur la foi, sur un athéisme potentiel que l'on pourra déceler dans les recherches philosophiques post- cartésiennes. Ainsi si le Dieu cartésien n'agit dans le monde que pour maintenir un existence une création devenue autonome, se contentant, selon le mot de Pascal, de "donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement", Malebranche conçoit l'ordre et la raison comme antérieure à la création , assimilant la raison à la volonté divine de sorte que la grâce "s'intègre au système rationnel des causes occasionnelles" (8).
Spinoza va plus loin encore puisqu'il tire les dernières conséquences en "supprimant la création du monde et son maintien volontaire à l'existence". Sur le plan éthique, l'individualisme surgit qui déduit les règles morales à partir de la raison et la sensibilité individuelles.
C'est contre ce rationalisme émergent que se dresse le jansénisme dont l'essentiel de la pensée réside à la fois dans une compréhension profonde des acquis du rationalisme et le "refus radical d'accepter ce monde comme seule chance et seule perspective de l'homme". La raison ne peut en effet "suffire à l'homme". Retour à la religion, à la morale, à Dieu qui pourtant s'efface du monde. La vision tragique est, selon Goldmann, "radicalement anhistorique" puisque toute vision de l'avenir lui manque.
3.3. L'absence de Dieu.
Ainsi l'homme tragique se trouve dans un monde à la fois rationnel mais inconnaissable dans sa complétude à cause de l'imperfection humaine et d'autre part, ce qui seul peut conférer un sens à la vie : c'est à dire la perfection divine, échappe à la vie, demeure éloigné, obscur, caché. La présence divine semble être refusée à l'homme définitivement pécheur. L'idée du Dieu caché est fondamentale dans la vision tragique. C'est elle qui commande toute la structure mentale des auteurs tels que Pascal et Racine, tout comme elle est au centre des spéculations théologiques des jansénistes.
Cet effacement de Dieu est évoqué par Pascal en ces termes, dans le fragment 559 :
"S'il n'avait jamais rien paru de Dieu, cette privation éternelle serait équivoque, et pourrait aussi bien se rapporter à l'absence de toute divinité, qu'à l'indignité où seraient les hommes de le connaître ; mais de ce qu'il paraît quelquefois, et non pas toujours, cela ôte l'équivoque".
Ainsi Dieu sera caché à la plupart des hommes sauf dans les cas où il dispense sa grâce. Cette manière d'interpréter l'effacement divin paraît fausse à Goldmann. La pensée pascalienne est une pensée paradoxale "il ne dit jamais oui ou non, mais toujours oui et non".
Le Dieu caché est "pour Pascal un Dieu présent et absent"..."toujours présent et toujours absent". En fait pour Pascal, Si Dieu "paraît une fois, Il est toujours" mais l'idée même de cette apparition unique entraîne celle de l'absence permanente d'un Dieu qui, le chrétien en est sûr, est puisqu'Il s'est incarné. Goldmann relit ainsi le fragment 559: "Dieu est toujours et ne paraît jamais, bien qu'il soit certain qu'il puisse paraître à chaque instant de la vie sans qu'il le fasse jamais effectivement". Pour Pascal et pour l'homme tragique, cette absence du Dieu est une présence permanente "plus importante et plus réelle que toutes les présences empiriques et sensibles", c'est "la seule présence essentielle".
Ainsi l'homme tragique se trouve au coeur d'une contradiction fondamentale : ce qui est essentiel se situe en dehors de la vie. Ce qui lui impose un choix insoluble : soit renoncer à la vie, en renonçant au monde, en refusant de jouer le jeu des apparences, pour atteindre l'absolu, soit renoncer à l'absolu en cherchant à concrétiser dans la vie, à travers le compromis, l'idéal chrétien. La question que pose Lukacs à propos de la tragédie, dans son essai de 1910 ("l'âme et les formes") reprend la même tension dialectique : "n'y a-t-il pas incompatibilité entre la vie et la présence divine?". Si le Dieu des rationalistes laisse toute liberté à l'homme de se laisser guider par la seule raison, le Dieu de la tragédie est un dieu jaloux "qui exige et qui juge". Il n'apporte certes à l'homme aucun secours, aucune garantie mais interdit en même temps le moindre compromis, exigeant de l'homme une vérité et une justice absolue.
Face au monde, l'homme tragique se sentira étranger: le monde est devenu obscur et confus et la présence de Dieu tellement incertaine que la réconciliation de l'homme avec l'absolu ne pourra résulter que d'un pari.
Cet acte posé dans l'incertitude est certes totalement libre mais il engage totalement. Le monde est ainsi néantisé, réduit aux simples apparences des phénomènes ,et "la présence permanente du regard divin entraine une dévaluation radicale" de "tout ce qui, dans le monde, n'étant pas claire et univoque, n'atteint pas le niveau de ce que jeune Lukacs appelle le miracle".
Le constat de l'inauthenticité du monde devrait entrainer logiquement le retrait total de l'homme tragique par rapport au siècle. Mais il se fait que en dépit de ce regard divin jeté sur le monde, Dieu reste éloigné, caché, absent de sorte que le monde est le seul lieu de réalisation de l'être humain. Le monde devient dès lors la seule réalité en face duquel l'homme peut opposer son exigence de valeur absolue.
Entre la lutte intramondaine pour réaliser les valeurs ou l'abandon du monde, l'homme tragique ne peut se décider : il refuse l'une et l'autre solution qu'il trouve entachée de faiblesse et de compromis. Fuir le monde et se réfugier dans "la cité de Dieu" est concrètement impossible et concrétiser l'ordre divin dans le monde reste vain. L'homme tragique se voit donc contraint de vivre dans le siècle "sans y prendre part et de goût". Attitude cohérente et paradoxale de l'homme tragique et permet à Pascal d'exiger le refus de tout compromis et au même moment d'exprimer une pensée où les opposés coexistent dans une même proposition. C'est ce qui explique l'intérêt particulier d'un marxiste comme Goldmann pour la pensée tragique. Comme le tragique pascalien, le révolutionnaire a soif d'absolu, c'est à dire d'une perfection concrétisée dans une humanité délivrée de tout ce qui la divise contre elle-même. Cette espérance exige pour être concrétisée une conscience aiguë de la totalité : tout doit être mis en relation avec tout.
D'un autre côté, aucune utopie n'est concrètement réalisable, on sait les préventions qu'avaient Marx et ses partisans contre les "socialistes utopistes", mieux que quiconque, les marxistes se rendaient compte que les tentatives de libérer ici et maintenant l'humanité étaient illusoires tant que les conditions matérielles - à savoir un développement adéquat de la technologie industrielle - n'étaient pas réalisées. Et encore fallait-il passer par l'étape, douloureuse mais nécessaire, de la purification révolutionnaire, de cette terreur antibourgeoise (au modèle calqué sur la Terreur jacobine) qu'est la dictature prolétarienne.
Mais en dépit de ces entreprises où la rationalité stratégique et tacticienne prévalent sur les principes, la praxis révolutionnaire repose sur un pari : que l'homme est perfectible, qu'il est matériellement possible de concrétiser, dans un futur toujours plus éloigné, le rêve d'une réconciliation de l'homme avec lui même et avec le monde, d'une - pour reprendre l'expression de Marx naturalisation de l'homme et d'une humanisation de la nature.
Mais il y a évidemment une différence essentielle entre la pensée pascalienne et la pensée dialectique, c'est que cette dernière considère la totalité comme immanente au monde : la réconciliation des hommes est l'aboutissement d'une histoire concrète, dès lors si la pensée dialectique pourra englober la pensée tragique elle le dépassera en ramenant dans le champ historique ce qui pour l'idéaliste relevait de la pure transcendance. Pour l'homme tragique, l'absolu reste confiné hors du monde, Dieu étant transcendant, il reste et restera invisible, laissant l'homme à sa solitude. Solitude que même l'incarnation de Dieu dans le Christ ne peut rompre puis que ce médiateur entre le monde et Dieu fut rejeté par les hommes. La méditation pascalienne de la Passion "le Mystère de Jésus" met en parallèle l'abandon du Christ par les disciples et sur l'Agonie où le Christ se sent abandonné de Dieu... (9) Le passage du Christ sur la terre aboutit à une désespérance que même la résurrection ne parvient pas à effacer puisqu'elle est essentiellement, pour les témoins, un constat d'absence : un tombeau vide.
3.4. De quelques questions de méthode.
Il est d'usage en sciences humaines de discuter de la méthode préalablement à toute étude empirique , il est effet connu que la grille d'analyse utilisée influence considérablement la lecture des faits et biaise les résultats obtenus. L'introduction du "Dieu caché" a servi essentiellement à présenter les référents théoriques, affirmant la nécessité de procéder à un découpage conceptuel de cette réalité littéraire qu'est le tragique. le chapitre V se propose de "justifier au nom de l'étude positive " les deux chapitres suivants qui se proposent surtout d'indiquer les voies de recherche qu'il sera nécessaire de parcourir si l'on veut élucider les rapports entre l'oeuvre de Pascal et la structure de la société qui lui est contemporaine. L'hypothèse générale qui est posée est que "les faits humains ont toujours le caractère de structure significative dont seule une étude génétique peut apporter à la fois la compréhension et l'explication ...qui sont inséparables pour toute étude positive des faits". (10)
Goldmann met en relief l'analogie entre l'attitude marxiste et la foi pascalienne. L'une comme l'autre est un pari : pari sur l'homme, sur son devenir historique (orientée vers un progrès) dans le premier cas, pari sur Dieu et la Providence dans la foi pascalienne. L'intérêt de Goldmann pour Pascal trouve sa source dans cette analogie : la pensée de Pascal releverait de la dialectique et finalement la foi pascalienne (qui n'est en fait qu'un pari: Dieu est pour Pascal inaccessible) conditionne toute sa démarche intellectuelle. L'appréhension du monde ne se réduit pas à une observation "objective" des faits, elle tend à leur donner un sens à travers une pratique : pour Pascal seule une pratique liturgique peut fonder une foi religieuse que la raison est impuissante à démontrer (Goldmann cite à ce propos le fragment 233 des "Pensées") tandis que c'est une praxis sociale, qui repose sur une confiance en l'avenir de l'homme, qui fera de l'individu un révolutionnaire.
Cette discussion des rapports entre la connaissance objective des faits et la pratique (qui est fondée sur un "pari") permet à Goldmann de traiter de la méthode. L'investigateur s'intègre dans le champ même de la recherche et intègre l'objet de l'investigation "dans la totalité spatio-temporelle dont elle fait partie". Dans une analyse (11) de l'épistémologie pascalienne, Goldmann relève que
"l'homme n'étant non pas spectateur mais acteur à l'intérieur de l'ensemble humain et social [...] le problème de savoir quelle perspective théorique sur la réalité sociale atteint le plus grand degré d'objectivité, n'est pas seulement un problème de compréhension plus vaste et plus rigoureuse mais aussi et parfois en premier lieu (bien que les deux choses soient étroitement liées et inséparables) un problème de rapport de forces, d'efficacité et d'action d'un groupe social partiel pour transformer la réalité historique de manière à rendre vraie ses doctrines; car pour la pensée dialectique les affirmations concernant l'homme et la réalité sociale ne sont pas mais deviennent vraies ou fausses, et cela par la rencontre de l'action sociale des hommes avec certaines conditions objectives, naturelles et historiques." (12)
Une telle mise au point lui est nécessaire pour exposer et pour comprendre l'importance et la signification des textes pascaliens, elle nous est aussi nécessaire pour comprendre la méthode d'analyse de Goldmann. La tâche première de l'investigateur devient donc la recherche de la "totalité significative", du découpage préalable de la réalité, en fonction des présupposés théoriques établis au départ. C'est ici que réintervient la notion de "pari", d'attitude globale face au monde qui ne peut se réduire à une succession d'observations "objectives" mais qui constitue une donation de sens, une structuration hypothétique du réel, une représentation du monde qui détermine une pratique précise.
Goldmann relève d'ailleurs que la représentation idéologique du monde suit dans les faits la pratique, elle ne fait que légitimer, confirmer, expliquer et rendre compte d'un concret sociologique. Ce que confirme d'ailleurs les travaux de psychologie génétique (Goldmann se réfère constamment à Piaget) et des recherches plus récentes de psychologie expérimentale (13) montrant que les individus tendent à adapter leur discours aux actes plutôt que l'inverse (on parle alors d'une rationalisation à postiori d'une comportement concret). Dans la pratique, la démarche de Goldmann prend la forme suivante qui est le plan du "Dieu caché".
1. Exposition du problème et référents théoriques.
2. Etablissement du schème conceptuel (découpage du réel).
3. Discussion de la méthode et justification théorique de la démarche.
4. Analyse historique : mise en relation du texte étudié avec le contexte sociologique : le texte comme représentation du monde d'un groupe social.
5. Mise en évidence des homologies structurales :
* entre le texte littéraire et la conception du monde homologue (ici : tragédie racinienne, tragique pascalien et jansénisme)
* entre la conception du monde et un groupe social. (ici jansénisme et noblesse de robe)
6. analyse des textes : étude concrète du matériau littéraire. mise en évidence des "micro-structures" et des "homologies structurales" entre les parties analysées et l'ensemble de l'oeuvre.
Ces études concrètes portent sur Pascal, dans ses différents aspects, biographique, littéraire, épistémologique et scientifique, éthique et religieux. les tragédies de Racine divisées en 4 groupes distincts : les tragédies du refus, les oeuvres "intramondaines", un retour au tragique avec Phèdre, et les drames sacrés.
Les études consacrées à Pascal resituent les textes non seulement dans le contexte de l'ensemble de l'oeuvre, et dans le contexte socio- culturelle mais elles les situent dans l'économie générale du développement de la pensée dialectique. L'éthique pascalienne est mis en rapport non seulement avec les morales épicuriennes, stoïcienne ou cynique mais aussi avec l'impératif catégorique kantien. L'analyse met en évidence le caractère intemporel d'une morale qui dénie toute validité aux lois humaines (déviées par les contingences temporelles, pragmatiques) en regard de l'exigence de l'absolu : la morale pascalienne résulte d'un double constat : que seule est digne d'intérêt l'ordre divin, qui se situe hors du monde et que pour cette raison, l'acte humain doit être évalué et choisi en dehors de toute préoccupation temporelle quant à ses conséquences. Cette attitude rejoint celle de Kant pour qui il convient d'agir comme si l'acte à accomplir est unique.
Pascal : "Afin que la passion ne nuise point, faisons comme s'il n'y avait que huit jours de vie".
Pour Pascal que la vie dure huit jours ou cent ans n'a que peut d'importance lorsqu'on se rend compte de la vanité du siècle face à la totalité supranaturelle, face à Dieu. Mais Dieu étant éloigné du monde, il n'est d'autre solution concrète pour les hommes que de réinsérer le problème moral dans le siècle. Il faut donc étudier la perception du temps humain par Pascal et les tragiques pour comprendre leur position morale.
L'intemporalité de la vie spirituelle est mis en regard du temps vécu qui n'est que passage : l'exigence de l'authenticité aboutit à une négation du temps réel, du temps vécu, comme cadre de l'action. En effet une pensée dialectique ou une morale purement rationnelle consisterait à insérer les actions humaines dans les chaînes causales, à les intégrer dans le temps historique ou biographique, de manière à évaluer la portée de l'acte individuel par ses conséquences. Or la morale tragique tend à détacher l'acte individuel de toute portée historique pour le mettre en regard du seul absolu.
C'est sans doute la raison profonde de l'exigence de l'unité de lieu et de temps dans le théâtre classique : l'acte tragique n'est jamais mis évalué en fonction de ses conséquences temporelles, il est certainement un déchirement, une négation du monde réel, qui exprime la contradiction entre les contingences historiques, pragmatiques et séculières et les exigences divines et suprahistoriques, mais le geste tragique est assumé en raison non pas d'une morale séculière (recherche de la satisfaction de soi ou de la reconnaissance morale, volonté concrète d'améliorer le sort des hommes) mais en raison d'un destin extra-historique: l'ordre divin que le geste tragique (le sacrifice de soi) tend à réinstaurer dans le monde relève d'une réalité qui est - et c'est en cela que le théâtre racinien et la pensée pascalienne sont tragiques - irrémédiablement hors du monde. Ainsi il n'est nul besoin, sur le plan esthétique, de situer l'action des pièces tragiques dans un contexte social ou historique précis. L'usage des mythes antiques ou bibliques contribuent à une telle abstraction du réel historique : l'évocation du passé mythique ne fait rien d'autre que de rendre éternellement présente la tragédie qui relève moins d'un dilemme contingent (celui d'un personnage historique particulier) que de la condition humaine. En sociologue, Goldmann, mettra en évidence le caractère "daté" des règles classiques : le tragique classique, avec toutes ses composantes religieuses, éthiques, esthétique, est mis en corrélation avec la vision du monde d'une couche sociale précise : la noblesse de robe. L'intemporalité du théâtre classique ne répondrait-elle qu'aux préoccupations d'une classe sociale historiquement déterminée?
On s'aperçoit dans cette discussion comment la critique sociologique - qui met sans cesse le texte littéraire en rapport avec son contexte historique - est en fait un métadiscours littéraire tandis qu'une critique d'identification qui prendrait pour facteur d'élucidation l'intériorisation du mode de pensée producteur du matériau analysé ne conduit à réactualiser un discours passé en le prolongeant et éventuellement en l'enrichissant d'un nouveau discours littéraire. Repercevoir le tragique comme tel en l'intériorisant conduirait-elle à autre chose qu'à produire une oeuvre elle-même imprégnée de sens tragique? Le critique au lieu d'être critique se contenterait d'être producteur d'un discours littéraire ou idéologique dont la pertinence et la valeur esthétique peut être indéniable mais qui ne contribuerait que peu à enrichir la connaissance de la production littéraire.
La sociologie de la littérature en "datant" l'oeuvre, c'est à dire en la resituant comme expression d'une vision du monde caractéristique d'un groupe social, se situe au-delà de l'oeuvre en l'expliquant (la critique d'identification peut permettre une compréhension - de la vision du monde de l'auteur - mais certes pas une explication du texte). Une étape essentielle, préliminaire à toute élucidation sociologique du texte, est sa compréhension. Goldmann assume cette étape par le biais de l'étude structurale. L'originalité de la méthode goldmannienne réside dans le fait qu'il met en relation d'homologie des microstructures (de fragments) avec des structures plus larges (englobant l'ensemble de l'oeuvre), elles-mêmes mises en relation avec les structures fondamentales de la conscience maximale possible d'une couche sociale précise.
L'analyse de Goldmann, même s'il elle approche le texte pas à pas, comme dans l'analyse des 26 premières répliques des "Bonnes" de J. Genet, n'est cependant pas formaliste: elle ne s'attache que peu aux procédés littéraires, préférant examiner la structuration sous-jacente du sens du texte. De même Goldmann ne semble pas recourir aux procédés quantitatifs ou statistiques. Le structuralisme de Goldmann n'est pas celui d'un sémioticien s'attachant à distinguer soigneusement connotation de la dénotation. En fait Goldmann se situe dans le prolongement de la dialectique hegelienne : le travail de l'oeuvre est mise en relation des éléments constitutifs de la pensée de l'auteur qui s'exprime par l'oeuvre et dont la structure se reflète dans la structure textuelle.
Goldmann n'a jamais hésité à faire explicitement référence au matérialisme dialectique. Malgré cette référence, il s'écarte pourtant résolument d'une conception mécaniste de la célèbre "théorie du reflet" et n'a pour cela pas fait l'unanimité des critiques marxistes. Loin d'être un simple miroir des faits économiques ou des tensions sociales, l'oeuvre littéraire contribue à structurer et à forger la conscience collective. En cela les écrivains conservent un rôle dynamique dans l'évolution des idées ; ce qu'un certain marxisme a refusé catégoriquement, conférant aux facteurs sociaux "objectifs" (développement des forces productives et rapports de production) la place de facteur déterminant "en dernière instance" dans la production de la "superstructure idéologique". Il convient donc de situer l'oeuvre de Goldmann dans le contexte plus large de la critique marxiste dont il nous faut à présent retracer les éléments constitutifs.
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notes
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(1) Le Dieu caché : étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine / Lucien Goldmann. - Paris : Gallimard, 1983. -
( Tel ; 11 ). - p.7 . - 1ère édition en 1959. , collect. Bibliothèque des Idées, même éditeur.
(2) Fragment 72 des Pensées. ibid., p.15.
(3) Pour une sociologie du roman, Gallimard , p 342.
(4) Dieu Caché, p.28.
(5) ibid., p. 29.
(6) Recherches dialectiques, Gallimard, p.155.
(7) Dieu Caché, p.37.
(8) ibid., p.40.
(9) ibid , p.88-89.
(10) ibid, p.97. Goldmann reprend pratiquement le postulat formulé dans sa préface.
(11) chapitre XII du "Dieu caché"
(12) ibid, p.267.
(13) voir par exemple la théorie de l'état de dissonance avancée par Festinger, Carlsmith cité par J.L. Beauvois et R.V. Joule dans leur article "la psychologie de la soumission, in "la Recherche", septembre 1988).
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série théorie critique
STRUCTURALISME GENETIQUE ET LITTERATURE
LUCIEN GOLDMANN, CRITIQUE ET SOCIOLOGUE
Patrice Deramaix
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4. GOLDMANN ET LA CRITIQUE LITTERAIRE MARXISTE.
4.1. Marxisme et critique littéraire.
Critique normative et critique d'élucidation
Parmi les diverses idéologies, le marxisme occupe une place particulière et contradictoire. D'abord philosophiques, les travaux de Marx ont porté ensuite sur l'économie politique dont ils constituèrent une critique radicale. Cette critique, qui s'appuyait dans les oeuvres de jeunesse, sur une réflexion philosophique dérivée de la pensée de Hegel, se voulait scientifique et totalisante : la compréhension des ressorts cachés de l'économie permettait d'élucider la société entière y compris ce qui était appelé la "superstructure idéologique". Philosophie du soupçon, le marxisme appréhende la culture pour en dégager les déterminations économico-sociales qui font que tel discours, telle perception du monde, tel appareil politico-juridique sont ce qu'ils sont. Mais la pensée marxiste n'est pas que spéculative. La critique des faits sociaux n'avait de sens que si elle était porteur de changement social : le marxisme est aussi une modalité d'action sur le réel, une praxis.
Et par là la pensée marxienne se lia indissolublement aux mouvements sociaux ouvriers et révolutionnaires dont elle était d'abord une explication et ensuite l'expression théorique et pratique.
Engagés dans le mouvement communiste, Marx et Engels furent conduits à associer intimement le discours philosophique et sociologique, à prétention scientifique et universelle, à un discours politique qui était, qu'on le veuille ou non, inféodé à des impératifs tacticiens et qui se voulait l'expression d'une avant-garde sociale (le prolétariat, la couche sociale émergente) et politique (le mouvement et parti communistes, expression institutionnelle et partidaire des couches les plus éclairées du prolétariat). Comprendre cette nature ambivalente et paradoxale du marxisme, considéré tout autant comme une grille de lecture du réel que comme un instrument d'intervention sur cette même réalité est nécessaire à la compréhension de la multiplicité, des divergences et des oppositions dans les perceptions marxistes du fait littéraire.
Marx n'a jamais théorisé la littérature. Ses conceptions esthétiques - qui ne sont pas formellement systématisées -dérivent de l'esthétique de Hegel et portent la marque d'une influence romantique. Les seuls textes qui dépassent la portée d'une allusion anedoctique montrent un hellenisme imprégné d'idéalisme, ou une attitude critique par rapport au populisme d'un Eugène Sue par exemple. La correspondance avec Lasalle aborde l'esthétique littéraire. Mais il n'y a pas d'édifice conceptuel "appelée critique marxiste" qui pourrait servir à décrypter n'importe quelle oeuvre.
La critique marxiste est donc multiforme: cette diversité pose le problème de la spécificité de l'explication marxiste de la littérature. En effet, la référence constante à un mode de pensée ne peut tenir lieu de définition. Pour certains, comme Garaudy (aux temps de son engagement marxiste): il n'y a pas d'esthétique marxiste mais pour Lefebvre, "il y a une théorie de l'art du matérialisme dialectique, comme il y a une théorie de la connaissance". De même, on ne peut parler d'histoire littéraire marxiste de la même manière qu'il est vain d'évoquer une biologie biologie marxiste...Mais il y a une analyse marxiste du fait littéraire tout comme il y a un jugement critique se réclamant du marxisme des oeuvres littéraires.
En se référant aux (rares) textes de Marx portant sur l'art et aux textes (plus nombreux) de Engels, la critique littéraire marxiste entend étudier l'oeuvre dans son rapport avec l'histoire. L'oeuvre est considérée comme un reflet de la réalité sociale, mais, de par son impact sur la perception du monde des masses, elle peut influencer le cours des événements. Il ne faut pas oublier que Marx concevait le monde comme un ensemble de contradictions et de déterminations où, en ce qui concerne la vie sociale et politique, les faits économiques et matériels (le développement des forces productives, les rapports de production) sont "déterminants en dernière instance", induisant toutes les conceptions du monde et l'ensemble de la "superstructure idéologique et politique". Ainsi la vision du monde exprimée dans une oeuvre est-elle considérée comme le reflet de l'histoire, des faits sociaux, d'un certain état des rapports de production. C'est en gros la célèbre "théorie du reflet" formalisée par le théoricien soviétique Plékhanov.
Marx n'a jamais établi de critères esthétiques explicites. Ce qui ne fut pas le cas de Engels dont les préoccupations étaient essentiellement politiques et pédagogiques : il entendait présenter la pensée marxienne comme un tout unifié, cohérent , jetant les bases d'une orthodoxie facilement maîtrisable (sur le plan conceptuel) par les masses ouvrières. Là où Marx s'interroge, Engels systématise et clarifie, il apporte des éléments de réponse. Pour lui la critique littéraire se situe à deux niveaux distincts:
• celui de la pratique politico-morale, Engels faisant oeuvre militante en
• luttant pour une littérature prolétarienne ou de combat.
• celui de l'élaboration spéculative : Engels pose quelques jalons d'une lecture
• matérialiste de l'oeuvre.
Ainsi la critique littéraire marxiste oscillera entre deux pôles : celui d'une critique militante, normative, qui dénoncera les oeuvres "réactionnaires" et préconisera une littérature engagée et celui d'une critique spéculative, ou plus exactement, d'élucidation qui tente d'expliquer les phénomènes littéraires et la genèse de l'oeuvre à la lumière du matérialisme historique. Sans prétendre opérer un cloisonnement définitif entre les auteurs je distinguerais dans la critique marxiste:
• A. le courant jdanovien, fortement institutionnalisé, représentant la doctrine officielle des partis et des Etats communistes, normatif voire répressif et promoteur d'un réalisme positif dit "réalisme socialiste". (En France, jusque à la fin des années 6O, la revue "La Nouvelle Critique" liée au PCF pouvait être considérée comme représentatif de cette orientation).
• B. les multiples orientations hégéliano-marxistes, représentées essentiellement pour la critique "philosophique" par Lukacs, l'école de Francfort (Adorno, Horkheimer, Benjamin, Marcuse...),E. Bloch, Kracauer... pour l'Allemagne, et par Lefebvre ou Axelos, pour la France.
• C. Les courants littéraires radicaux, partisans d'un art révolutionnaire, tant en ce qui concerne le contenu que la forme, tels que le Proletkult, assument la fonction d'une critique pratique, on y trouve les noms de Bogdanov, Maiakovsky, Brecht...
• D. Le courant sociologique : qui s'attache essentiellement au processus de production littéraire. Dans lequel se retrouvent Plékhanov, Goldmann, P. Macherey, Lukacs et Berberis.
• E. La critique formaliste, elle même fortement critiquée par la critique jdanovienne, intègre les acquis du structuralisme. On trouve notamment et sans vouloir réduire toutes les divergences entre ces auteurs, outre les "formalistes russes" (Bakhtine, Todorov), Barthes, Althusser et E. Balibar, le groupe Tel Quel.
L'orthodoxie littéraire marxiste : le réalisme socialiste.
La critique normative n'identifie pas nécessairement la forme de l'oeuvre, sa perfection purement littéraire, à son contenu mais précisément là où le contenu s'avère, sur le plan politique, réactionnaire, la forme littéraire sera perçue comme une mystification, une illusion formelle qui contribue d'autant mieux à obscurcir les consciences qu'elle est élaborée, riche et séduisante. On comprendra qu'une telle critique débouchera rapidement sur la dénonciation des "formalismes", l'art militant est avant tout un art utilitaire dont le langage doit correspondre aux traditions populaires et à un réalisme propre à séduire le public le plus large possible. L'influence du romantisme teinté de réalisme (celui d'un Balzac) est d'autant plus réel que l'esthétique marxiste s'oppose au naturalisme. Certes le naturalisme portait son attention à une description minutieuse des réalités les plus triviales, mais l'appréhension du monde qu'elle implique suppose une acceptation des faits tels qu'ils sont. Décrire la misère et la dépravation du prolétariat ne conduit pas à percevoir cette classe sociale pour ce qu'elle est, dans son essence, aux yeux des marxistes : à savoir la classe montante, porteuse d'avenir et potentiellement consciente du caractère inéluctable de l'abolition de l'ordre social établi. Ainsi les marxistes reprochaient aux naturalistes de s'en tenir aux apparences et d'ignorer de ce fait la réalité essentielle d'un monde en devenir. Mais la critique marxiste ne s'édifie pas en champ clos : elle est en prise directe avec les luttes sociales et politiques. Dès lors se produisit un phénomène prévisible. Celui d'une surévaluation de la portée philosophique des conceptions défendues par les militants qui furent institutionnellement portés aux postes de commande. On peut certes y voir une légitimation des positions dominantes, cependant ce phénomène repose aussi sur une caractéristique d'une gnoséologie "marxiste" imprégnée en fait de pragmatisme positiviste.
La pratique est en effet élevée au rang de critère de vérité. L'accès aux postes de pouvoir ou, plus généralement, le succès politique ne manifeste pas seulement le bien fondé d'une stratégie, elle découle de la vérité intrinsèque des présupposés idéologiques dans la mesure où est vrai ce qui, politiquement, stratégiquement et tactiquement réussit. Sur cette base s'édifia tout l'appareil conceptuel de la critique normative qui culmina en des pratiques de censure institutionnalisée : ce fut particulièrement le cas pendant la période stalinienne pendant laquelle toute l'activité littéraire était étroitement contrôlée par Andrei A. Jdanov.
Andréi A. Jdanov (1896-1948), responsable de l'idéologie du PCUS à la veille et au lendemain de la seconde guerre mondiale, fut le promoteur de la ligne dure de normalisation des arts et des lettres sous le stalinisme. En 1938, comme chargé par le Comité Central de la direction de la propagande, il devient le théoricien de la politique de Staline et donne les directives dans le domaine culturel en codifiant le langage et les normes de l'idéologie du parti. Le parti se considérant comme représentant d'avant-garde du peuple, ses exigences sont données comme celles du peuple, et sont sans appel. On exige dès lors de la littérature qu'elle joue un rôle éducatif, qu'elle exalte le travail, le productivisme, et les qualités morales des soviétiques. La littérature est essentiellement nationale (contre toute influence étrangère et tout cosmopolitisme) et doit servir le peuple et le parti.
L'histoire littéraire est considérée comme une marche vers le socialisme, où seuls ont droit de cité les écrivains progressistes, réalistes et qui bannissent le héros problématique. Des écrivains russes comme Dostoievski ne sont plus édités. La propagande contre les écrivains non conformes ne se limite pas à la critique littéraire normative, elle n'hésite pas à user d'arguments ad hominem quand ce n'est pas à l'injure, la calomnie voire des mesures répressives: exclusion de l'union des écrivains, interdiction de publier, déportation et même exécutions notamment pendant les années 1948-53. La réception en France du réalisme socialiste, devenue doctrine officielle du parti en matière de littérature, ne doit pas être considérée comme une simple pratique bureaucratique stalinienne. En France le réalisme socialiste tout en étant une doctrine d'importation, s'inscrit dans la tradition héritée du siècle des Lumières, tradition qui considère l'art comme un instrument d'émancipation des hommes. Dans cette perspective, le PCF tout en adhérant étroitement au stalinisme, croit pouvoir amener le peuple à la culture par le biais de la littérature prolétarienne. Il faut garder à l'esprit que les rapports entre les idéologues du PCF et les créateurs littéraires ne sont en rien identiques à ceux qui s'établissent entre le PCUS et les écrivains soviétiques. Le PCF ne pouvait, même au plus fort de la dictature stalinienne, imposer sa ligne aux écrivains francais par des mesures répressives ou administratives. Pourtant l'allégeance de nombreux intellectuels , tels Aragon, au stalinisme était manifeste. La participation clandestine du PCF à la résistance avait fortement contribué à populariser un parti qui entendait, envers et contre tout, faire preuve d'une fidélité absolue à la ligne tracée par Staline. C'est ainsi qu'un certain nombre d'écrivains français - tels Barbusse, Marcel Martinet, Aragon - adopteront les principes esthétiques de Jdanov. On voit que la critique "orthodoxe" (en ce sens qu'elle s'inscrit dans la ligne dominante du PCF et se situe dans l'optique jdanovienne) confère à la littérature une fonction sociale et politique. Elle est liée à l'affirmation d'un idéal politique, visant la constitution d'un "homme de type nouveau", elle a pour but de transformer le lecteur en militant politique.
Pour elle,l'art ne peut se concevoir dans la neutralité. Ainsi la critique marxiste (tant la critique jdanovienne que les autres courants) se refuse au subjectivisme propre à la critique d'identification. L'oeuvre peut être étudiée "scientifiquement" , "comme une autre superstructure"(E. Bottigelli). Kanapa affirme même que le schématisme est la "première manière dont se manifeste le souci scientifique". La critique s'articulera autour de deux référents : l'idéologie de la classe ouvrière et la politique culturelle de l'Union Soviétique. Aragon affirme que seule la fidélité à la patrie du Socialisme permet d'échafauder sur des bases objectives la doctrine du réalisme socialiste. Un simple "populisme" centrée sur la réalité sociale du prolétariat français ne suffit pas: en effet la classe ouvrière, dans la société capitaliste, est encore dominée, sur le plan des idées, par les idéologies bourgeoises.
Sa conscience réelle ne coincide pas encore totalement avec la vision "scientifique" du monde apportée par le parti d'avant-garde. En fait de vision scientifique, le PCF n'apporte en fait - au cours des années 1930-1960 qu'une fidélité étroitement orthodoxe aux directives staliniennes. Plutôt qu'un réalisme brut, la critique jdanovienne française tendra à assimiler le romantisme social, ou révolutionnaire et réalisme socialiste. Il y a là l'influence du romantisme de Gorki, qui sera considéré par Lénine comme "le plus grand écrivain prolétarien". En France on optera pour Hugo contre Balzac... et Fadéev contre Hugo.
Ainsi la critique marxiste devient une "pédagogie de l'enthousiasme" , l'optimisme est de rigueur même si les contraintes de la NEP, de la collectivisation des campagnes, de la réalisation du plan quinquennal et de l'économie de guerre conduira concrètement le peuple russe à la famine, aux déportations en masse, aux millions de morts victimes de l'aggression nazie, d'une part, et du stalinisme d'autre part. L'optimisme qui sous-tend la littérature socialiste est un reflet de la vie du point de vue de l'avenir : si la lutte est présente, parfois incertaine, la victoire finale ne peut faire l'objet de doute : en effet le socialisme scientifique repose sur les lois immanentes de l'Histoire. En ce sens la littérature réaliste socialiste prétend à la scientificité, à un rationalisme scientifique qui tout en se démarquant de la "science bourgeoise" certes, affirme élucider et illustrer les lois de transformation des sociétés. Ce souci d'illustration en fait une littérature pédagogique, adressée aux larges masses, au prolétariat, même le plus inculte : "tout ce qui est vraiment génial est accessible et d'autant plus génial que plus accessible aux larges masses" écrit Jdanov. C'est dire que l'on s'écartera de toute recherche de l'originalité formelle, de la beauté littéraire pour la beauté. La créativité stylistique et sémantique sera considérée avec la plus grande suspicion. Le classicisme formel teinté de romantisme épique sera le canon de l'esthétique littéraire.
Pour le réalisme socialiste, la littérature est un instrument au service de l'homme nouveau, l'écrivain doit mettre en scène le héros positif, constructeur du socialisme. Aragon se signale comme le thuriféraire le plus zélé du réalisme socialiste, dont il distingue cependant la forme du contenu en affirmant que "la littérature prolétarienne devait être nationale dans sa forme et socialiste dans son contenu." Jdanov, lors du premier congrès des Ecrivains socialistes, à Moscou, consacre le réalisme socialiste et la littérature de parti (le "partinost", l'esprit de parti). Ce concept est une déformation cependant des directives de Lénine sur la littérature de parti exprimées dans son texte "Organisation du parti, littérature de parti", ces dernières ne devaient s'appliquer qu'à la production interne (tracts, rapports, discours, textes de propagande) et non pas à la littérature artistique dont Lénine entendait préserver l'autonomie. Dans la mesure où le réalisme socialiste prétend exprimer les forces sociales tendues vers l'avenir, elle se refusera à un simple naturalisme qui ne s'attacherait qu'à l'apparence du réel. On voit là un souci constant de "montrer la montée des forces populaires", d'affirmer la prééminence du nouveau sur l'ancien, de dire la vérité au prolétariat mais entendons-nous bien : cette vérité est celle perçue, construite, conceptualisée par l'avantgarde, autrement dit par le parti et plus particulièrement par ses cadres dirigeants.
Quelle peut être, à partir de l'appareil conceptuel jdanovien, la fonction du critique littéraire marxiste? Il se retrouve en effet bien peu armé pour élucider la littérature ancienne. Certes le matérialisme historique, et sa théorie de la détermination de la superstructure par l'infrastructure, permettra une lecture des faits culturels. Mais elle se réduira le plus souvent, en matière de littérature, à une simple transposition manichéenne du clivage idéaliste/matérialiste en classant les écrivains en progressistes (qui se rapprochent le plus du réalisme ) et réactionnaires. La critique orthodoxe se contentera dès lors à mettre en relief les contradictions inhérentes à l'idéologie du temps, que l'auteur n'aura su surmonter et à établir en histoire littéraire, tel Pierre Daix (Sept siècles de roman, Paris:E.R.F., 1955), une sorte de Panthéon du réalisme. Y entrent : Shakespeare, Cervantes, Corneille, Molière tandis que La Fontaine s'y voit exclu.
L'Essai de critique marxiste de Cornu (Ed. Sociale, Paris 1951 ) opuscule publié sous l'égide du PCF au plus fort de son dogmatisme, distingue dans une société divisée en classes trois types de littérature selon qu'elle est l'émanation d'une classe décadente - elle exprimera des thèmes d'opposition au réel -, d'une classe dominante - il s'agira d'une thématique de justification - et de classes ascendantes - dont la littérature exprime le renouveau de la société. La critique jdanovienne a oblitéré toute élucidation de la littérature comme fait social. Or si tout jugement sur la littérature dépend en dernière analyse d'une morale, d'une idéologie, d'une échelle des valeurs, la lecture marxiste est démystification, elle est mise en situation "d'un texte dans le jeu des luttes de classe en cours" (Lénine) sans que pour autant il soit nécessaire de réduire la critique littéraire à une simple dénonciation politique.
En effet le marxisme, et il vaudrait mieux d'ailleurs de ne parler ici que de "matérialisme" plutôt que de se référer aux pratiques d'un "marxisme" partidaire, étatique et institutionnel, envisage la littérature comme un phénomène sociologique et culturel qu'il importe d'analyser et d'élucider. Ce sera en dehors des appareils institutionnels partidaires et étatiques et bien souvent malgré eux que toutes les richesses de cette critique d'élucidation vont se déployer en de multiples courants.
La critique hegeliano-marxiste.
La publication posthume, en 1923, des "manuscrits de 1844" de Marx mit en lumière la filiation étroite entre l'hégélianisme et le marxisme. Certes Althusser s'efforça de démontrer qu'une rupture épistémologique radicale eut lieu entre l'élaboration de ces "manuscrits de 1844" et la publication du "Capital" mais d'autres auteurs (H. Arvon, J.d'Hondt, H. Marcuse, K.Axelos) mettent plutôt en évidence les convergences entre Hegel et Marx.
Ces convergences se manifestent notamment dans le domaine esthétique et l'on verra plusieurs penseurs marxistes tels Plékhanov, Lukacs ainsi que Goldmann) se référer explicitement à l'"Esthétique" de Hegel.
Ainsi Hegel établit des analogies entre les classes sociales et les productions artistiques d'une époque, il ramène l'étude littéraire à l'étude du contenu, au détriment de l'analyse formelle. Les marxistes reprennent souvent des concepts hegeliens : celui d'aliénation, de totalité, de ngativité... concepts auxquels ils confèrent souvent un sens nouveau, concret. Le concept d'aliénation, qui reste chez Hegel abstrait et purement ontologique, devient dans la pensée marxiste une situation existentielle déterminée par la réalité sociale et économique. C'est cette prise de conscience qui est exprimée dans les fameux "manuscrits de 1844" qui inspirèrent profondément Lukacs, Gramsci, Korsch, E. Bloch, l'école de Francfort, et plus proche de nous, des marxistes non staliniens tels que Axelos, Lefebvre, Fougeyrollas, F. Châtelet... La critique hegeliano-marxiste met l'accent sur le concept de totalité : elle se refuse à privilégier les déterminations économiques, l'infrastructure. L'individu, et sa production artistique, littéraire ou culturelle, est le produit d'une insertion totale dans une réalité globale, multiforme, complexe où les déterminations psychologiques, sociales, économiques, culturelles et politiques se totalisent en un tout cohérent. On peut sans doute voir dans cette vision des influences de Dilthey et de Heidegger (sensibles chez Lukacs, Marcuse, Adorno...).
Sur le plan de la critique littéraire, cette conception aboutit au rejet de la théorie du reflet et par là de toute critique normative du type jdanovien. En lieu et place des déterminations mécaniques on verra apparaître des médiations multiples. D'autre part l'esthétique, comme discipline spécialisée, disparaît au profit d'une conception globale des capacités d'expression d'une société. L'art comme tel est en fait un produit de la division sociale du travail et doit donc être nié comme réalité autonome. Ce qui conduit à deux conséquences: - la critique devient mise en relation du fait littéraire avec le fait social. Elle devient sociologie de la production littéraire. L'analyse formelle est dénié, l'oeuvre d'art est avant tout expression d'une conscience aliénée qui cherche à travers la création artistique à abolir la distance irréductible entre le sujet et l'objet. Par la création artistique (et littéraire), l'individu veut devenir véritablement sujet, comme créateur, producteur d'idée mais un tel objectif ne pourra être atteint que par l'abolition des aliénations sociales et - dans une interprétation radicale de certains écrits marxiens - par l'abolition du travail.
Cette mise en évidence du caractère utopique (au sens plein du terme) de la pensée marxienne est manifeste chez E. Bloch. D'une manière beaucoup plus pessimiste, les penseurs de l'Ecole de Francfort, Horkheimer, Adorno et Marcuse mettent en évidence l'encerclement technicien et positiviste d'une conscience humaine définitivement aliénée de sorte que seule la création artistique subsiste comme lieu de liberté et d'authenticité.
La production artistique change de finalité : elle tend à décloisonner les formes, les champs d'activité. Le théâtre, la littérature, le cinéma fusionnent en des entreprises d'avant-garde; les arts plastiques, l'artisanat, l'architecture se mettent au service des masses en abolissant toute frontière entre les disciplines (par ex. le constructivisme russe, le Proletkult, le Bauhaus). Des courants tels que le dadaïsme, le surréalisme en littérature, le pop-art, le situationnisme peuvent se comprendre comme une dénonciation des formes académiques, classiques et une tentative d'appréhension collective de la production artistique afin de détruire l'art "bourgeois".
Ainsi la critique littéraire deviendra une élucidation de l'oeuvre qui sera perçue tantôt comme l'expression d'une conscience aliénée et réifiée (ce sera le cas dans les critiques de Horkheimer et de Adorno de la production culturelle de masse) ou de la conscience d'une couche sociale en crise (cfr les critiques lukacsiennes du roman), tantôt comme l'expression d'une conscience anticipante, d'une utopie agissante dans l'oeuvre, de l'espérance inextinguible d'une réconciliation des hommes (ce sera le cas chez E. Bloch). Goldmann se situe dans la continuité de ce courant, se référant constamment au jeune Lukacs. La position de ce dernier, dans la critique littéraire marxiste, est on le sait problématique. Si ses oeuvres premières, qui inspirèrent Goldmann - "L'Ame et les formes" et "Théorie du roman" - portent la marque kantienne et restent imprégné d'idéalisme; "Histoire et conscience de classe" constitue un tournant et dans l'évolution personnelle de Lukacs et dans la philosophie marxiste. A une détermination univoque de la superstructure par l'infrastructure, Lukacs oppose un rapport dialectique entre les faits historiques et sociologiques, la conscience individuelle et celle des masses. La conscience de classe, loin d'être un simple reflet des rapports de production, joue un rôle décisif dans l'évolution historique. Elle est agissante et structurante. Sous la pression stalinienne, Lukacs fut amené à renier ses oeuvres de jeunesse et à critiquer fortement "Histoire et conscience de classe", revenant à des positions orthodoxes où il s'attache à défendre le réalisme et à élaborer une sociologique du roman historique.
4.2. Goldmann, critique marxiste.
un penseur hétérodoxe.
Le bref survol de la critique littéraire marxiste nous permet d'ore et déjà de situer Goldmann bien en dehors du courant orthodoxe (jdanovien). Faut-il pour s'en convaincre évoquer les attaques que formulèrent P. Daix et R. Picard contre "le Dieu Caché"? (Nouvelle critique et art moderne / P. Daix, Le Seuil, 1968 et Nouvelle critique ou nouvelle imposture / R. Picard, J.J.Pauvert , 1965) ainsi que l'accueil plutôt froid de "Nouvelle Critique" ?
Pour mieux situer Goldmann dans l'épistémologie marxiste, nous pourrions analyser le chapitre "matérialisme dialectique et histoire de la littérature" in "Recherches dialectique", (Paris: Gallimard, 1980; pp 45 et sq.). Goldmann ne revient pas sur ce qu'il considère comme un postulat fondamental, non seulement du matérialisme historique mais de toute approche scientifique de l'histoire littéraire, à savoir "l'influence de la vie sociale sur la création littéraire". Pour lui, les "vraies valeurs spirituelles ne se détachent pas de la réalité économique et sociale", elle "portent précisément sur cette réalité en essayant d'y introduire le maximum de solidarité et de communauté humaines". La question centrale de ce chapitre est de "poser les questions des rapports entre la vie littéraire et la vie sociale".
Goldmann s'écarte pourtant radicalement de Taine. Il ne s'agit pas pour lui d'expliquer l'oeuvre par la biographie de son auteur et les influences sociales qu'il aurait reçu. Une telle démarche lui apparaît trop univoque, mécaniste et unilatéralement déterministe. L'oeuvre procède d'une logique interne autonome, elle est expression d'une vision du monde et cette vision du monde soit être considérée - et c'est là l'affirmation centrale de Goldmann comme un fait social. Qu'est-ce qu'une oeuvre littéraire : c'est la mise en place d'un univers propre, autonome, possédant êtres, choses et personnages dans un contexte qui leur est propre. L'univers romanesque, théâtral, poétique surgit de la conscience de l'auteur non pas en fonction de déterminations linéaires telles qu'une transposition mécaniste des événements biographiques mais en fonction d'une logique interne qui traduit la vision - imaginaire - du monde intériorisée par l'auteur.
La cohérence de cette vision du monde est le critère essentiel qui fait du texte littéraire une oeuvre à part entière.
Les influences biographiques, du milieu social, familial, culturel, sont sans doute réelles mais elles peuvent être contrecarrées et consister aussi bien en des comportement d'adaptation qu'en des attitudes de refus et de révolte. Il s'agit d'un processus complexe où s'entrecroisent aussi bien des déterminations psychologiques que des déterminations sociologiques. Ainsi donc la biographique individuelle ne joue pas nécessairement un rôle essentiel dans l'explication de l'oeuvre.
Contrairement aux assertions de la critique jdanovienne, les intentions conscientes de l'auteur ne constituent en rien un critère d'évaluation de l'oeuvre : il ne suffit pas de prétendre consciemment exprimer une idéologie, une conception du monde, dans une oeuvre littéraire pour qu'elle soit réellement présente dans l'univers fictif que l'auteur a produit. En fait, ce sont même les oeuvres "à thèse" qui sont en général les plus médiocres. Goldmann parle d'un "décalage" entre les idées philosophiques, littéraires ou politique de l'écrivain et la manière dont il "voit et sent l'univers qu'il crée". Il prend ainsi l'exemple d'un Balzac qui en dépit de ses prises de position légitimistes et monarchistes "décrit mieux que quiconque les vices d'une artistocratie et d'une monarchie sur le déclin". L'analyse immanente de l'oeuvre (qui serait une analyse textuelle, structurale de l'oeuvre détachée de ses éventuels référents biographiques) permettrait de rendre compte de ce décalage et de séparer le conventionnel, le contingent, de ce qui relève d'une vision authentique et créative. Goldmann se livre même, dans ce départage, à des considérations esthétiques: il affirme que "la valeur littéraire de l'ouvrage permet d'emblée la discrimination".
"Plus l'oeuvre est importante plus elle vit et se comprend par elle-même " : cette affirmation rejette sur un plan secondaire les intentions conscientes dans la production littéraire. Il ne s'agit pas de nier le rôle de l'individu dans la création, mais de constater que l'oeuvre à une logique propre indépendante des intentions qui président à son élaboration. Il s'agit bien sûr des oeuvres de fiction ou poétiques et plus particulièrement des oeuvres importantes, essentielles : en effet bon nombre de productions littéraires ne méritent pas aux yeux de Goldmann le nom d'oeuvre précisément parce qu'elles manquent de cohérence interne et ne sont que pur produits conventionnels. La cohérence d'une oeuvre réside en ce qu'elle consitue une totalité dont les divers éléments "se comprennent l'une à partir de l'autre et surtout à partir de la structure de l'ensemble". On voit le souci de Goldmann de dévoiler, par une analyse structurale immanente, les interrelations entre les microstructures qu'il décelerait et la structure globale de oeuvre.
Parce qu'elle est une conception du monde intimement liée à la pratique politique, le matérialisme a conduit parfois à l'affirmation "d'une unité nécessaire entre l'oeuvre et l'action". C'est là une dérive normative qui tend à évaluer l'oeuvre en fonction de la vie extralittéraire de l'écrivain: cette démarche est pour Goldmann radicalement fausse en histoire littéraire. Certes le matérialisme dialectique affirme l'unité de la pensée et de l'action, cette dernière induisant le plus souvent la première, ainsi que leur "interpénétration intime" au niveau du groupe social, ces constatations "n'impliquent nullement celle d'une unité entre la fonction objective du comportement individuel de l'écrivain et la portée objective de son oeuvre". Ce qui peut être vrai pour le groupe social ne l'est pas nécessairement à l'échelle individuelle. La portée (et la valeur) objective de l'oeuvre ne coincide pas avec sa portée subjective telle qu'elle est perçue par son auteur. De même la valeur objective est elle nécessairement identique à l'appréciation subjective qu'en fait le lecteur ou le critique ? Certes non, et c'est là la question centrale qui doit présider au choix de la méthode critique qu'il faut dégager impérativement de tout subjectivisme. Cette question de l'unité de l'action et de la pensée nous amène aussi à discuter de l'engagement de l'artiste. La création littéraire doit-elle être engagée? En effet les partisans du matérialisme dialectique, pris dans les nécessités tacticiennes de l'action politique, concoivent souvent la création artistique de manière utilitaire: celle ci doit servir la lutte.
Or Goldmann s'écarte résolument de toutes les positions qui amèneraient à brider la liberté créatrice en vue de promouvoir une littérature "militante". L'artiste, pour lui, n'a pas à copier la réalité ni à enseigner des vérités, son rôle est de créer des êtres et des choses qui constituent un univers plus ou moins vaste et unifié. C'est uniquement la cohérence de cet univers qui détermine la valeur de l'oeuvre. La critique littéraire n'a pas comme objectif d'établir des nor-mes artistiques ou littéraires, encore moins de dicter à l'auteur les thèses qu'il doit défendre, mais seulement de comprendre et d'expliquer la production littéraire existante. Le matérialisme dialectique est pour lui un instrument d'élucidation, d'explication du fait littéraire (considéré comme un fait social), ce qui n'a rien a voir avec toute pratique normative. Il n'empêche néanmoins que Goldmann est un militant (dont la praxis est surtout celui d'un universitaire attelé à une tâche de recherche scientifique ) dont les positions politiques, clairement affirmées dans nombre de ses écrits - et qui le situent dans la mouvance du marxisme antistalinien et autogestionnaire -n'interfèrent pas directement avec le travail d'historien de la littérature.
le problème du génie littéraire
La génialité dans la création littéraire est pour Goldmann le problème "le plus important de l'esthétique". C'est un problème objectif de l'histoire littéraire dont la difficulté essentielle réside dans le fait qu'il n'y a pas de définition clairement établie et largement acceptée de la génialité. Or l'existence d'oeuvres marquantes, telles celles de Dante, Cervantes, Shakespeare et de Goethe, dont la portée dépasse de loin celle des circonstances socio-historiques qui présidèrent à leur création, paraît indéniable aux yeux des critiques et historiens de la littérature.
L'un des éléments d'évaluation avancé par Goldmann est la cohérence interne de l'univers créé par l'écrivain impliquant une unité de la forme et du contenu. D'autre part un autre facteur de génialité est le caractère innovateur de ces auteurs qui, tels Baudelaire, Rimbaud, Rilke "expriment pour la première fois sur le plan sensible une certaine manière de voir et de sentir l'univers". On s'écarte de toute subjectivité dans l'évaluation du caractère génial d'une oeuvre, la génialité n'a rien à voir avec le succès littéraire immédiat, la sympathie que l'on peut avoir pour telle oeuvre, tel courant esthétique... Goldmann relève deux caractères essentiels des oeuvres géniales.
En premier lieu, elles sont le reflet d'une transition entre deux époques marquée par l'effondrement des anciennes valeurs et l'émergences d'une nouvelle vision du monde. L'écrivain "génial" essayerait de retrouver "en acceptant et assimilant les valeurs nouvelles, l'universalité perdue avec l'effondrement du monde ancien".
En second lieu, il semble surmonter la contradiction entre l'expression sensible toujours susceptible d'être entâchée de subjectivité et la conceptualisation réfléchie qui risque de rendre l'oeuvre purement abstraite mais qui seule permet une saisie totalisante des problèmes essentiels du temps. Il s'agit pour l'écrivain d'introduire l'universel (la vision totalisante) dans le particulier d'un récit ou d'une vision poétique.
Ce qui conduit Goldmann a une affirmation apparemment contradictoire avec son refus de jugement normatif des oeuvres : pour lui le génie est "toujours progressiste" car "seule la perspective de la classe ascendante peut assurer, à une époque donnée, à travers toutes les idéologies et les dangers d'erreur, la connaissance la plus vaste et la sensibilité la plus riche".
Est-ce dire que pour être génial, l'écrivain doit être consciemment "progressiste"? Non, nous le savons : le contenu objectif de l'oeuvre est en constant décalage avec la subjectivité politique ou esthétique de l'auteur. De même l'écrivain génial n'est pas nécessairement issu de cette "classe ascendante". Ces époques de transition, de crise, qui élargissent les horizons, multiplient les problèmes, ouvrent de nouveaux chemins à l'investigation, sont pour Goldmann "particulièrement favorables à la naissance de grandes oeuvres d'art et de littérature" .
La génialité est surtout un dépassement du contingent, elle transcende le présent, le conjoncturel pour retourner aux valeurs essentiels à savoir l'universalité, c'est à dire à l'exigence nostalgique/utopique d'une humanité réconciliée. Cette quête de l'absolu peut s'exprimer de manière contradictoire. Elle peut être l'aspiration des couches sociales ascendantes qui visent à abolir l'ordre ancien et à réinstaurer l'universalité brisée par la discordance entre les conditions matérielles de l'existence, l'état concret des rapports sociaux et les possibilités offertes par le développement technologique. Elle peut être au contraire la nostalgie des couches sociales en déclin qui visent à réintégrer l'ordre primordial par une régression sociopolitique ou à retrouver cette unité originelle de l'individu par une régression irrationaliste psychologique et philosophique.
la littérature comme fait social
Pour le critique deux écueils sont à éviter : la réduction à la biographie et l'analyse immanente, purement textuelle de l'oeuvre.
Se cantonner dans l'explication biographique, ne permet de saisir la vie et l'oeuvre qu'à travers ce que la sensibilité historiquement datée du critique permet de percevoir et d'assimiler. D'autre part une analyse purement immanente à l'oeuvre, textuelle, esthétique ou de contenu ne permet pas de dégager la part vécue de l'oeuvre. Dans l'un et l'autre cas il y a séparation abusive de la forme et du contenu, du particulier et de l'universel. L'explication sociologique permet d'intégrer ces éléments, pour autant qu'elle ne soit pas réductrice et univoque. L'analyse sociologique, en elle-même, n'épuise pas l'oeuvre d'art mais elle permet " de retrouver le chemin par lequel la réalité historique et sociale s'est exprimée à travers la sensibilité individuelle du créateur dans l'oeuvre littéraire ou artistique qu'on est en train d'étudier".
On peut préciser ici la position de Goldmann dans les divers courants de la sociologie littéraire. C'est bien à l'intérieur de la sociologie, constituée comme science, qu'il se situe. Sur le plan institutionnel d'abord puisque ses recherches universitaires se déroulèrent dans le cadre de l'Institut de sociologie de l'ULB mais aussi sur le plan conceptuel puisqu'il est animé d'un souci constant d'explication (autant que de compréhension) du fait littéraire en le mettant en rapport étroit avec les faits historiques et sociaux. La sociologie considère le fait littéraire selon une optique qui sort largement des préoccupations esthétiques auxquelles se limitent la plupart des critiques littéraires. La littérature est surtout production d'un discours écrit institutionnalisé à postiori comme oeuvre littéraire.
Le processus de production et d'institutionnalisation de l'oeuvre littéraire est l'objet de la sociologie de la littérature.
Et à ce titre, plusieurs approches sont possibles :
- analyse et description de la position sociale de l'écrivain, et des conditions historiques de l'émergence du statut d'écrivain. Analyse de l'écrivain comme sujet de la création : on peut en venir à une position positiviste - mettant en évidence les déterminations sociales -, à une position psychologiste - qui cerne le moi de l'écrivain à travers l'oeuvre ou tente de l'expliquer par la genèse du moi de l'auteur perçu à travers les faits biographiques - , ou à une position totalisante qui insère le sujet de la création comme sujet autonome dans un cadre socio- historique total : c'est la position de Sartre dans "l'Idiot de famille" et théorisée dans "Question de méthode".
- analyse des rapports entre la conscience collective et le contenu de l'oeuvre : c'est l'objet de l'oeuvre de Goldmann. ce sera la préoccupation d'un Lukacs, d'un Macherey...
- analyse de la réception de l'oeuvre, son accueil par les éditeurs, le public, la critique. On en vient à une étude de l'institutionnalisation de l'oeuvre comme oeuvre littéraire. Ce qui conduit à une différenciation de la littérature institutionnalisée et de la littérature populaire, des paralittérature, des textes non-littéraires. L'analyse des paratextes : du processus d'encadrement et de présentation de l'oeuvre qui l'instituent comme telle et définissent le cadre de lecture peut être un outil précieux pour la compréhension de ce processus. Le rôle structurant de l'acte de lecture peut être mis en évidence (cfr Lector in fabula de H. Eco) de là on en vient à une interrogation du lecteur, de son statut, de ses attentes et de ses motivations.
- analyse des conditions matérielles et économiques de la production, réalisation et diffusion de l'oeuvre, depuis la fabrication du livre, jusqu'à sa diffusion commerciale en passant par l'étude de la situation matérielle, juridique et institutionnelle de l'écrivain d'aujourd'hui.
En analysant les textes de Goldmann on s'aperçoit qu'il porte quasi exclusivement son attention sur les rapports entre la structure interne de l'oeuvre, son contenu, et la vision du monde d'un groupe social. Cela le conduit à définir cette vision du monde (le tragique) au préalable de toute analyse textuelle. Dans d'autres cas, comme l'analyse du roman, il examine les conditions sociales de la genèse du roman comme genre littéraire à partir des écrits de Lukacs: son approche n'est pas empirique (elle consisterait en une analyse sociologique de la condition sociale des romanciers) mais théorique et conceptuelle.
Son "Introduction à une sociologie du roman" est en premier lieu une présentation des thèses de Lukacs et de Girard sur la fonction du roman dans la littérature. Ces prolégomènes qui définissent le roman à héros problématique comme émergence d'une bourgeoisie en crise, introduisent à une étude des oeuvres de Malraux et du Nouveau Roman.
L'analyse de Malraux est structurale : il définit les principaux protagonistes de "la Voie royale", des "Conquérants" ou de "la Condition humaine" par leur fonction emblématique dans l'économie du roman.
L'analyse de Goldmann se situe en définitive en un lieu de convergence entre l'analyse structurale et une approche conceptuelle posthégélienne qui le situe dans une position relativement éloignée de l'empirisme positiviste. Au lieu d'examiner en premier lieu les textes ou les élements historico-biographiques, Goldmann définit les concepts qui lui sont nécessaires à l'élaboration de sa critique. Ce n'est que par la suite qu'il met en évidence les homologies structurales entre le texte et les concepts qui résultent d'une schématisation des phénomènes sociaux.
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série théorie critique
STRUCTURALISME GENETIQUE ET LITTERATURE
LUCIEN GOLDMANN, CRITIQUE ET SOCIOLOGUE
Patrice Deramaix
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5. LES LIMITES DE LA METHODE GOLDMANNIENNE.
En abordant l'analyse fine des tragédies de Racine (1) , Goldmann rappelle les raisons qui l'amènent à rejeter la validité de l'approche psychologique et biographique dans la compréhension d'une oeuvre. L'étude strictement philologique et phénoménologique présente pour lui l'avantage de faire du texte un critère objectif et contrôlable. Mais l'approche structuralistegénétique considère l'oeuvre, "un ensemble cohérent de tendances réelles, affectives, intellectuelles et même motrices des membres d'un groupe", comme la vision du monde, extrapolée jusqu'à l'extrême cohérence, propre à un groupe social que l'étude historique et sociologique permet de connaître.
"Le fait esthétique consiste en deux paliers d'adéquation nécessaire :
• a. Celle entre la vision du monde comme réalité vécue et l'univers créé par l'écrivain.
• b. Celle entre l'univers et le genre littéraire, le style, la syntaxe, les images, bref, les moyens proprement littéraires qu'a employé l'écrivain pour l'exprimer". (2)
Goldmann formule une restriction importante : l'analyse structuraliste génétique ne vaut que pour les grandes oeuvres du passé (Cela ne l'empêchera pas d'analyser Malraux, le Nouveau Roman et le théâtre de J. Genet).
Ce qui implique pour l'analyste une sélection du matériel d'étude. La grande masse des écrits de valeur moyenne lui paraissent difficilement analysable, à cause de leur manque de cohérence. La plupart des écrits littéraires sont "l'expression d'individualités moyennes particulièrement complexes et surtout peu typiques et représentatifs". Leur incohérence qui peut se marquer parl'inadéquation de la forme avec la vision du monde que l'oeuvre prétend exprimer.
Le deuxième temps de la restriction - la référence aux oeuvres du passé résulte du constat que la vie sociale accomplit "d'elle-même" cette sélection qualitative des oeuvres littéraires. Il n'est certes pas impossible d'étudier la production actuelle, mais la tâche est rendue plus complexe par la nécessité d'une sélection qualitative qu'il est difficile de mener à bien tant que la genèse des groupes sociaux, la structuration et l'élaboration de leur vision du monde ne sont pas achevées. Les facteurs sociaux qui déterminent le succès d'une oeuvre contemporaine sont trop accidentels pour qu'il puissent être considérés comme un critère considéré comme central : "le fait que les hommes retrouvent dans certains ouvrages du passé ce qu'ils sentent et pensent confusément eux-mêmes". Autrement dit: l'oeuvre "valable" est éternelle.
Ce qui veut dire concrètement que l'on peut y trouver l'expression des aspirations d'un groupe social à un degré de conscience et de cohérence inédit. L'actualité d'une oeuvre marquante, produite dans un contexte sociologique révolu, peut être cherchée sur deux plans : soit l'oeuvre est l'expression de la vision du monde d'un groupe social qui n'a pas encore disparu et qui peut se retrouver - dans une cohérence parfaite - dans cette oeuvre, soit que les aspirations exprimées gardent une légitimité qui transcendent les clivages sociaux et que dès lors elles peuvent, actuellement encore, être comprises - souvent au prix d'une analyse critique resituant l'oeuvre dans le contexte - malgré la disparition du groupe social dont l'oeuvre exprime la vision du monde. La réactualisation de l'oeuvre passée peut résulter aussi d'une réactualisation des problèmes (philosophiques, sociologiques ...) qui ont déterminé la genèse de l'oeuvre.
Il s'agit là d'une relecture historiquement datée réintroduisant le texte dans un champ social certes nouveau mais qui présente des analogies avec le champ socio-historique contemporain de l'oeuvre. Ainsi les analyses des tragédies raciniennes peuvent être relues à un double niveau. Elles sont une mise en évidence de la tension qui anime le janséniste inséré malgré lui dans un monde qu'il refuse et avec lequel il est obligé, pour survivre et de concrétiser son idéal, de se compromettre. Cette tension est exprimée dans les tragédies du refus comme Andromaque par l'antagonisme qui sépare le monde contingent (représentés par les personnages tels que Oreste, Hermione, Pyrrhus, assimilés à des fauves) de 'absolu (que Hector et Astyanax représentent) objet de la quête tragique d'Andromaque, seul personnage véritablement humain de la pièce.
La critique est ici élucidation historique et sociologique du tragique racinien. Mais, sachant que le jansénisme n'existe plus comme expression vivante d'une pensée religieuse et que le groupe social (la noblesse de robe) dont il exprime les aspirations et les contradictions a disparu de la scène de l'histoire, on peut se demander ce qui fait, au XXme siècle, l'actualité de Racine voire l'intérêt, autre que purement historique, de son étude.
On pourrait affirmer que la tragédie racinienne renferme des valeurs "éternelles", transcendantes qui seraient l'exigence de l'absolu dans un monde contingent. Ce serait intégrer dans l'analyse littéraire les aspirations mêmes d'un auteur en quête d'absolu, de transcendance, affirmant la pérennité de ces valeurs par delà les vicissitudes de l'Histoire. L'on nierait par ce fait toute approche matérialiste et dialectique de la littérature. Mais la permanence de l'oeuvre de Racine dans l'actualité culturelle est une réalité concrète que l'on ne peut nier en affirmant tout simplement le caractère historiquement daté de l'oeuvre.
Une telle relativisation de Racine est certes nécessaire pour comprendre l'oeuvre et en expliquer la genèse, elle n'en éclaire pas pour autant son actualité au XXme siècle. Ce qui nous conduit à une métacritique de Racine, une tentative d'élucidation de la lecture actuelle de ce tragédien du 17me siècle dont la persistance à notre époque peut être expliquée par l'institutionnalisation de la littérature. L'oeuvre racinienne a été en effet instituée comme oeuvre déterminante par l'appareil scolaire, elle en constitue un référent obligé d'une culture française imprégnée d'esthétisme classique. L'abolition de l'Ancien Régime n'a fondamentalement pas changé cette perception : en effet la Révolution Française n'a fait que porter sur la scène publique les antagonismes de pouvoir qui étaient, dans l'ancien régime, le privilège de la Cour et de la noblesse.
Cette réactualisation du discours du pouvoir, dont le référent historique était alors la révolution romaine (de 60 avant notre ère à 14 ap.J-C) : le passage de la royauté à la république romaine pour aboutir ensuite au règne d'Auguste et à l'empire dont on peut relever les analogies formelles avec les manifestations successives du pouvoir depuis la prise de la Bastille jusqu'au couronnement de Napoléon) s'exprimait dans le néoclassicisme. On comprendra que la démocratisation de l'enseignement, qui avait pour fonction de populariser les valeurs idéologiques dominantes, allait de pair avec la divulgation de l'esthétique classique considérée comme référent absolu d'une culture universalisée.
Sans doute pourra-t-on dès lors relever une lacune dans l'approche goldmannienne. Goldmann s'est essentiellement attaché à élucider la genèse de l'oeuvre, à relever les analogies (homologies structurales) entre l'oeuvre et la vision du monde de tel ou tel groupe social, à insérer le texte littéraire dans son contexte. Mais en ne définissant le statut de l'oeuvre littéraire et son importance qu'à travers la mise en évidence de sa cohérence interne et externe, il s'est abstenu d'expliquer les phénomènes, sociologiquement et historiquement déterminés, de l'institution littéraire. C'est ce qui est manifesté dans l'affirmation franchement sommaire que "la vie sociale accomplit d'elle-même" le travail hautement complexe "de dégager les grandes tendances sociales contemporaines, d'extrapoler les visions du monde qui leur correspondent et de chercher les oeuvres littéraires, artistiques ou philosophiques qui les expriment de manière adéquate".(3)
Laissant à la "vie sociale" abstraite et non définie accomplir ce travail de sélection, Goldmann s'abstient de considérer deux choses :
1. que l'institutionnalisation de la littérature et la sacralisation des "chefs d'oeuvre" est un processus sociologiquement déterminé et dont la fonction idéologique est en fin de compte occultée sous l'apparence de l'universalité des valeurs esthétiques propre aux couches sociales dominantes.
2. que cette sélection exclut en réalité de l'institution littéraire toute une production culturelle qui est, elle aussi, l'expression d'une vision du monde, mais qui, de par la position sociologique et historique des groupes sociaux qui l'ont produite, n'a pu trouver sa place sur la scène littéraire telle que les classes dominantes l'ont instituée. Goldmann semble ignorer toute la "paralittérature" et la production culturelle populaire, tombée d'ailleurs dans l'oubli.
L'actualisation des oeuvres du passé peut toutefois répondre à une autre logique : qu'il existe une homologie structurale entre la vision du monde exprimée dans l'oeuvre et une vision du monde propre à un groupe social actuel. La problématique qui a suscité la genèse de l'oeuvre persiste ou redevient actuelle, dès lors une relecture de l'oeuvre devenue "classique" s'impose à la lumière du temps présent, et prend souvent la forme d'un regain d'intérêt et de la production d'une critique littéraire de ces oeuvres.
On peut se demander d'ailleurs dans quelle mesure l'intérêt de Goldmann pour la tragédie ne répond pas à ce déterminisme. L'analogie qu'il met en évidence entre le pari pascalien et l'optimisme sous-jacent au marxisme est, à mon avis, l'indice que l'attention portée par Goldmann à la vision tragique n'est pas purement académique. L'actualité du tragique ne résulte pas seulement d'une permanence anhistorique de la position d'un homme déchiré entre les contingences mondaines et son désir d'absolu mais d'une réalité existentielle qui, semble-t-il, est à la fois enracinée ontologiquement (on reviendrait à une phénoménologie heideggerienne de l'existence humaine) et marquée par une aliénation dont Marx a relevé le caractère socialement déterminé.
Ainsi Goldmann vivrait lui-même la situation tragique qu'il décrit chez les jansénistes, Pascal, Racine, et la noblesse de cour... non pas tant en raison d'une éventuelle position tragique du dasein, mais en raison d'un vécu social qui le met dans une position similaire à celle d'un homme du XVIIIme siècle.
Pour étayer cette hypothèse il faudrait analyser le texte goldmannien en adoptant cette même méthode structuraliste-génétique qui lui permet de situer l'écrivain dans son environnement social. En tant que marxiste Goldmann aspire (tout comme Pascal, Goldmann l'a relevé lui-même) à un absolu que l'on pourrait exprimer dans les termes mêmes de Marx "naturalisation de l'homme (abolition de la dichotomie sujet-objet, réconciliation des hommes) et humanisation de la nature (maîtrise socialisée du réel et abolition de la règne de la rareté)", or cette espérance marxienne assimilée aux aspirations profondes du prolétariat n'a pu être traduite dans les faits : la révolution soviétique s'est révélé être l'émergence d'un nouveau pouvoir totalitaire.
Quelles que soient les justifications socio-historiques qu'ils aient formulées, les marxistes, dès les années 1920, furent profondément conscients de cet état de fait en raison d'ailleurs de deux événements historiques : la défaite de la révolution spartakiste et la trahison (aux yeux des marxistes) des sociaux-démocrates d'une part et d'autre part, l'arrivée au pouvoir, en 1923 de Staline, qui suivirent d'ailleurs l'abandon, avec la NEP, du caractère radical de la révolution soviétique.
Dès lors les positions des marxistes pouvaient osciller selon les individus entre la fidélité aux projets originaires (au risque de l'idéalisme ou d'une dérive "gauchiste"), et un pragmatisme qui pouvait prendre tout aussi bien la forme d'un abandon du marxisme à la faveur du réformisme que la soumission au totalitarisme stalinien.
On sait qu'un Lukacs fut lui-même déchiré entre une position hétérodoxe et anti-dogmatique ("Histoire et conscience de classe") et une fidélité "obligée" au pouvoir stalinien (ses autocritiques et ses plaidoyers pour le réalisme socialiste). Goldmann, dès les années 5O, a pu se trouver, en tant qu'intellectuel indépendant de tout parti, dans une position similaire face à l'échec de plus en plus patent du projet communiste en raison de l'embourgeoisement de la classe ouvrière. Echec qui prenait la forme d'un report sine die du "Grand Soir", utopie présente dans les aspirations humaines mais absente de toute réalité concrète, d'un éloignement constant de cette société réconciliée à laquelle aspirent les hommes. On pourrait dévoiler dès lors la position contradictoire de l'intellectuel universitaire dont la lucidité du regard coincide avec l'impossibilité d'infléchir une histoire de plus en plus implacable.
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notes
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(1). Le Dieu Caché, chapitre XVII et sq.
(2) Goldmann, op cit., p.349.
(3) op. cit., p.350._t., p.349.
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vers : sommaire --- bibliographie - chapitre précédent
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accueil - textes - palimpsestes
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Lucien Goldmann, critique et sociologue
Bibliographie succinte
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Oeuvres de Lucien Goldmann
• La création culture dans la société moderne. - Paris : Denoël-Gonthier, 1971. - (indications). -
• Le Dieu caché : étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine . - Paris : Gallimard, 1976. - (Tel ; 11)
• Epistémologie et philosophie politique. - Paris : Denoël-Gonthier, 1978. -
• Marxisme et sciences humaines. - Paris : Gallimard, 1970. - (Idées ; 228). -
• Pour une sociologie du roman. - Paris : Gallimard, 1973. - (Idées ;93). -
• Recherches dialectiques. - Paris : Gallimard, 1980. - (bibliothèque des idées). -
• Structures mentales et création culturelle. - Paris : UGE : Anthropos, 1974. - (10/18 ; 831). -
Ouvrages divers
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